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et de travail solitaire, qui se concentre en lui, qui tire de son imagination les élémens de ses œuvres, qui les combine avec adresse et en calcule l’effet. Il les a reçus tout préparés de la tradition populaire. Ces récits qu’il nous a transmis existaient avant lui ; ils avaient déjà une forme, ils s’inspiraient des poésies aimées de la foule ; on les avait chantés en sa présence, et il avait participé à l’émotion de ceux qui les entendaient. L’impression des autres avait rendu la sienne plus vive, et il leur doit la plupart de ses qualités. Cette part de tous dans l’ouvrage d’un seul, on ne songeait pas à la faire avant Wolf ; on ne peut plus l’omettre aujourd’hui, c’est ce qui reste vivant de son système. Quel que soit l’auteur qui, de tous ces matériaux entassés, a composé un poème épique, il faut le supposer recevant l’inspiration du passé par les traditions et les légendes, résumant toutes ces générations qui ont chanté les mêmes aventures en les embellissant, toujours en communication avec son public et tirant ses forces de lui, en sorte qu’on peut dire sans exagération qu’il est la voix d’un peuple ; mais quand on aura diminué tant qu’on le voudra sa part dans cette œuvre, il faudra bien qu’on lui en laisse une, et comme après tout la composition et la forme lui appartiennent, et que, s’il reproduit les passions des autres, il faut qu’il les ressente plus vivement qu’eux pour être capable de les exprimer, cette part ne laissera pas d’être grande.

Il semble au premier abord que le système de Wolf s’applique mieux à la Chanson de Roland qu’aux poèmes homériques. Il est impossible d’imaginer une œuvre plus impersonnelle, et l’auteur y paraît moins encore que dans l’Iliade. L’art est complètement absent de ces récits de mêlées et de combats singuliers si étrangement semblables que le souvenir a grand’peine à les distinguer. Tout y marche si régulièrement et d’un pas si égal, on y trouve si peu de ces incidens qui surprennent, de cette variété et de ces adresses qui dans un récit trahissent un arrangeur, qu’on dirait vraiment que la bataille se raconte elle-même. Cependant il ne m’est pas possible de ne voir dans ce beau poème qu’une réunion de cantilènes. Quand on le lit d’un trait, l’unité y paraît plus frappante encore que dans les poèmes homériques. Comme l’inspiration y est moins riche et moins variée, il y a peu d’épisodes qu’on pourrait détacher[1]. Le développement y est plus serré, tout y marche au même but, on n’y découvre jamais de soudure ;

  1. M. Léon Gautier croit trouver dans le récit de la mort d’Aude une cantilène isolée, et il est certain que ce passage est moins étroitement lié que tout le reste à l’ouvrage, et qu’on pourrait à la rigueur l’en séparer. Cependant il est question ailleurs de l’amour d’Aude et de Roland. Au vers 281, Olivier, mécontent de son ami, lui dit : « Par ma barbe, si je revois ma gentille sœur Aude, vous ne reposerez jamais entre ses bras. » Ces mots peuvent passer pour une sorte de préparation du récit de la mort d’Aude.