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à quel public elles s’adressaient, qu’on les répétait dans les assemblées des pauvres gens, dans les réunions des chevaliers, dans les veillées des fêtes religieuses, et l’on devine, à la façon dont ils en parlent, par quel succès elles y étaient accueillies ; ils nous font comprendre aussi qu’elles se divisaient en deux classes différentes, celles qui célébraient les exploits guerriers et celles qui chantaient les saints. Par un hasard fort heureux, nous avons conservé un échantillon de chacun de ces deux genres : c’est, pour les chants guerriers, la cantilène qui fut composée à propos de la victoire de Saucourt, et, pour les chants religieux, celle de sainte Eulalie. Cette dernière est écrite en français ; c’est un fait qu’il importe de remarquer. A mesure que les Francs oubliaient le tudesque et que de leur mélange avec les vaincus naissait un idiome nouveau, la chanson changea naturellement de langage, comme en passant le Rhin elle avait déjà changé de patrie. Elle dut traverser toutes les vicissitudes de la langue nouvelle qu’elle aida à se former et à se répandre, et le chemin qu’elles suivirent toutes les deux fut moins long qu’on ne le pense. M. Gaston Paris fait remarquer qu’entre les sermens de 842 et la cantilène de sainte Eulalie il s’est à peine écoulé un demi-siècle. Que de progrès accomplis dans un si court intervalle ! Cette fin du IXe siècle, qui semble au premier abord si sombre et si vide, où l’histoire des rois est si pleine de misères et de hontes, est cependant une des époques les plus riches de notre vie nationale. C’est le moment où l’art, la langue et la nationalité française se constituent à la fois. Toutes ces grandes choses sont nées en dehors du pouvoir royal et à son insu, d’une sorte de fermentation populaire. Les historiens de ce temps nous racontent comment la royauté carlovingienne achevait de mourir ; ils ne nous disent pas, ils n’ont pas vu sans doute quelle vie puissante animait les dernières couches de la société et les rendait fécondes. Notre littérature aussi profita de cette fécondité. C’est alors que, se dégageant des cantilènes héroïques, la poésie commence à s’élever jusqu’à l’épopée.

Pour savoir exactement comment se fit cette transformation, il faudrait posséder les dernières cantilènes et les premières épopées. Or je viens de dire que les cantilènes sont perdues, et quant à l’épopée naissante, les progrès rapides qu’elle a faits ont bien vite rejeté dans l’ombre ses débuts informes. Ceux devant qui on les chantait n’étaient pas des critiques curieux, occupés à noter les perfectionnemens d’un art qu’ils voyaient naître et grandir. C’étaient des gens naïfs, tout entiers à leur émotion présente, si ravis de la dernière chanson qu’ils venaient d’entendre qu’à chaque fois ils perdaient presque le souvenir de toutes les autres. Ainsi les poèmes anciens et imparfaits ont été successivement oubliés pour