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élèverait le niveau moral et intellectuel en introduisant dans ses rangs les représentans des classes lettrées. Elle serait une garantie de conservation pour les institutions libres, car, sans cesse recrutée dans de nouveaux élémens tirés directement du sein de la nation, elle serait moins préparée à devenir un instrument d’oppression qu’un corps permanent dont tous les liens avec la vie civile sont rompus.

L’organisation territoriale de l’armée prussienne lui donne aussi un caractère très différent de celui de l’armée française. En Prusse, les diversités de mœurs, de lois, de traditions des anciennes provinces, ont été respectées. C’est une fédération monarchique où l’unité n’est imposée que pour les services essentiels sans lesquels un état ne peut subsister. Chaque province, avons-nous vu, a son corps d’armée, chaque arrondissement son régiment. Ainsi le soldat n’est jamais éloigné du foyer. Fréquemment il peut revoir les siens ; il retrouve dans les rangs les jeunes gens de son village, ses camarades d’enfance. Les souvenirs du lieu natal l’entourent, les influences de la famille ne sont pas amorties, ni les liens d’affection brisés. Aussi avec quelle joie il rentre chez lui ! Le train qui m’emportait en Prusse cet automne ramenait un grand nombre de soldats congédiés par la mise sur pied de paix. Ils chantaient leurs beaux lieder populaires, d’une poésie si douce, si pénétrante, heureux de déposer l’uniforme et même le fusil à aiguille. A chaque arrêt, les parens attendaient en foule, et quels transports en se revoyant ! Le devoir rempli, comme ces jeunes hommes disaient volontiers adieu à la gloire, pour reprendre la charrue, l’outil ou la plume ! En France, par horreur de ce crime détesté, le fédéralisme, la révolution a voulu extirper toutes les diversités provinciales, et l’armée a été un excellent instrument d’unification en éloignant le conscrit du lieu natal, en coupant les racines qui le retenaient au sol, en le dépaysant, en le mêlant avec d’autres conscrits des différentes parties du pays, afin qu’au lieu de Lorrains, d’Alsaciens, de Bretons, de Provençaux, il n’y eût plus que des Français. L’homme du nord est envoyé au midi, et l’homme du midi au nord, le Bordelais à Strasbourg et le Champenois à Marseille. La vie commune de la caserne agit : beaucoup de soldats ne lisent et n’écrivent pas ; les liens de famille se relâchent, les naïves amours du village s’oublient ; le but est atteint. Le troupier est prêt à partir pour Rome aujourd’hui, demain pour Mexico ou pour la Cochinchine avec la même insouciance : ce n’est qu’un changement de garnison. Les fondateurs d’ordres religieux qui voulaient former des agens toujours prêts à obéir aux ordres d’un maître absolu y arrivaient de la même façon.