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père de famille qui aspire à faire souche. C’est ainsi que, pour voir comment a grandi la Prusse, il faut suivre l’histoire de la famille de Hohenzollern. Telle semble être la loi qui préside à la marche de l’humanité : plus on remonte haut, plus le rôle des grands hommes et des souverains est prépondérant. Ils sont les seuls qui pensent, qui prévoient, qui veulent au milieu de foules sans réflexion, guidées seulement par des appétits, par des passions, par la vue de l’intérêt immédiat. Plus nous avançons, plus l’action individuelle s’efface. A l’âge héroïque et chevaleresque succède l’âge démocratique et industriel. A mesure que les peuples s’éclairant apprennent à penser et à vouloir, ce sont leurs idées et leurs intérêts qui sont le ressort des événemens.

Ce qu’il y a d’étrange dans la formation de l’état prussien, c’est que ses élémens constitutifs, là famille des Hohenzollern, le Brandebourg et la Prusse, n’avaient ensemble à l’origine aucun rapport naturel. Une maison souabe et un territoire wende, voilà le noyau destiné à devenir le centre de formation de l’unité germanique. Les Hohenzollern descendent, prétend-on, du duc Thassilo, contemporain de Charlemagne. Le fait en lui-même est de nulle importance, car leur rôle historique ne commence qu’au XIIe siècle. Ils tirent leur nom d’un burg situé dans une région montagneuse et sauvage du Wurtemberg, nommée pour cette raison rauhe alp, non loin de la Forêt-Noire et des sources du Danube. Un certain cadet de la maison, appelé Conrad, se met au service de l’empereur Frédéric-Barberousse, se rend utile et obtient en récompense, vers 1170, le titre et les fonctions de burgrave de Nuremberg. Ce mince chevalier est le fondateur de la dynastie qui devait un jour causer tant de soucis aux successeurs du tout-puissant empereur d’Allemagne, et le roi de Prusse actuel est son descendant en ligne directe au trente-deuxième degré.

Dès l’origine, les Hohenzollern montrent les qualités solides qui ont distingué toute la race, et qui, par une sorte de transfusion morale, sont devenues celles du peuple prussien : nulle prédominance des sentimens tendres et poétiques, nulle trace de cette propension à la rêverie pour laquelle l’Allemagne a un mot charmant, schwärmerisch ; le respect du fait, le dédain des chimères ; le goût de l’histoire, non du roman ; du courage, de la persistance surtout à l’heure du danger ; de la prudence, du calcul, une vue claire, juste de la réalité ; un ordre extrême, nul besoin d’ostentation, une économie rigide, une manière de vivre simple[1], régulière, guidée par un

  1. Le roi actuel a conservé les mœurs simples et dures qui sont de tradition dans la famille. Ainsi les meubles de sa chambre à coucher de Potsdam, la plupart en bois peint, sont si simples que le plus mince bourgeois de Paris les dédaignerait. Le lit, avec son dur matelas, semble emprunté à la caserne. Le militarisme racheté par de l’ordre, de l’économie, de l’instruction et le goût du progrès, voilà les Hohenzollern, et voilà la Prusse.