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possibles, en s’agglomérant, formaient des radeaux et parfois des îles qui se couvraient d’une végétation étrangère, et sur lesquelles hommes et bêtes pouvaient se tenir debout. L’on entendait toutes les nuits le ronflement des hippopotames, qui accompagnaient en faux-bourdon les cris aigus ou rauques des oiseaux nocturnes. Quelquefois des serpens d’eau s’avançaient en ligne droite vers le navire, élevant leur tête au-dessus des eaux, puis disparaissaient, se repliant sur eux-mêmes. L’aspect du pays présentait de tous côtés aux voyageurs l’accablante uniformité de plaines arides. Les tribus riveraines du Nil ne s’élèvent guère au-dessus des plus bas degrés de l’échelle humaine. Ils vont tout nus, à l’exception des femmes mariées, qui portent pour la forme une ceinture végétale. Ils se saupoudrent de cendre pour se mettre à l’abri des piqûres des moustiques, et se couvrent la tête d’une large perruque, faite également de cendre délayée dans des égouts d’établé. Quelques-unes de ces tribus ne se livrent à aucune culture, et, comme elles tiennent à conserver leurs troupeaux intacts, elles ne tuent que les bêtes malades ou celles qui vont mourir, et cherchent un supplément de nourriture parmi les lézards, les rats d’eau, les serpens et les poissons. Chez ces nègres, le moral est au niveau du physique. La mission autrichienne de Karthoum avait établi des annexes à Sainte-Croix sous le 6° 39′ de latitude nord et à Gondokoro ; mais aucun des prêtres qui s’y sont succédé n’a pu entamer ces natures brutales. Ces annexes ont fini par être supprimées.

Le 2 février 1863, la petite flottille de notre voyageur jetait l’ancre devant Gondokoro, où le Nil, débarrassé de ses plantes marécageuses, présente une plage étendue et commode. C’est un village de la tribu de Bare, dont les marchands d’ivoire de Karthoum ont fait un centre commercial, parce que c’est le point le plus avancé dans les contrées du Haut-Nil où les navires puissent pénétrer. Rien de plus immoral et de plus criminel que la manière dont ces marchands se procurent l’ivoire. Ils acceptent les services d’un homme hardi, entreprenant, intelligent et peu scrupuleux ; ils lui fournissent les fonds dont il a besoin, à la condition qu’il leur livrera une quantité déterminée de défenses d’éléphans à 50 pour 100 au-dessous du cours. Cet homme, que l’on appelle wakil et à qui nous donnerons le nom de facteur, prend à son service cent, deux cents et jusqu’à trois cents hommes, qu’il choisit parmi la population la plus tarée de Karthoum ; chacun de ces hommes reçoit un livret sur lequel sont inscrits avec son nom le chiffre de son salaire et les à-comptes qu’il touche. Il achète ensuite des armes, des munitions, quelques quintaux de verroterie, et s’embarque au mois de décembre pour s’arrêter à la hauteur du pays qu’il désire exploiter. Il s’enfonce dans les terres, et va s’établir avec sa compa-