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faire noircir le cuivre de leurs instrumens. Le roi se mit ensuite à questionner son hôte sur les tours de sorcellerie qu’il savait faire. — Est-il vrai, lui dit-il, que tu sais couper une rivière en deux ? — Que répondre ? Non, c’était donner un démenti au roi d’Inarya ; oui, c’était s’exposer à être mis en demeure d’accomplir le miracle. Voici comment M. d’Abbadie se tira d’affaire. Il raconta l’histoire de Moïse, et dit que peut-être, avec l’aide de Dieu, il couperait le Godjab. C’est le fleuve qui sépare le pays de Kaffa des tribus guerrières de nation Galla. Les Gallas convoitent le territoire de leurs voisins, et d’innombrables fossés alignés en-deçà du cours du Godjab ont été établis pour les éloigner. — Eh bien ! répliqua le roi, puisque tu peux couper une rivière en deux, tu ne sortiras de mon pays qu’en traversant le Godjab à pied sec, ayant un mur d’eau à ta droite et un autre à ta gauche. — Grand roi, fit M. d’Abbadie en s’inclinant, ta volonté sera faite. — Le roi désigna aussitôt deux ministres pour être témoins du fait, la loi du pays lui défendant d’aller lui-même à la rivière, parce que les bords en sont habités par les mauvais génies qui mangent l’âme de l’homme. — Maintenant, lui dit alors le rusé voyageur, je dois te faire observer qu’une rivière qui a été coupée une fois se sépare ensuite d’elle-même à tout propos. C’est à toi de voir si cela peut faciliter aux Gallas l’accès de ton territoire. Tu ne m’en voudras pas s’ils entrent chez toi à pied sec ? — Le roi eut peur. Il réfléchit un instant, puis il supplia son hôte de ne rien faire de ce qu’il lui avait demandé. — Grand roi, ta volonté sera faite, — lui répondit encore le voyageur, mais cette fois avec plus de conviction. Il ne resta que cinq jours en Kaffa, et ne put y faire que très peu d’observations à cause des brouillards secs qui obscurcissaient constamment l’horizon.

Lorsqu’on a sous les yeux les immenses matériaux d’observation que M. d’Abbadie a rapportés de son voyage en Ethiopie, on peut se demander comment il a été possible d’obtenir des données aussi précises et aussi nombreuses au milieu de tant de difficultés, de dangers et de mésaventures. Peu d’hommes en effet possèdent la tranquillité d’esprit nécessaire pour noter des séries de chiffres lorsqu’on est entouré et harcelé par une foule curieuse, souvent malveillante, ainsi que cela arrivait à M. d’Abbadie la plupart du temps. Il se vit à la fin réduit à sortir avant le jour pour éviter les rassemblemens. De cette manière il pouvait en paix relever tout son horizon, mais il était obligé de renoncer à l’observation du soleil, ce qui était toujours un inconvénient.

Les relèvemens de Gobe (station dans le clan des Mida) portent en note : « Autant j’observais ces angles, autant je discutais avec les Mida pour leur prouver que je ne jetais pas un sort sur un champ de chaume d’orge où je m’étais installé. » C’est par ces