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les nuages voilèrent l’horizon, et il lui fut impossible de voir les cimes voisines. Ayant les pieds presque gelés (on marchait pieds nus), M. d’Abbadie dut songer à retourner au col Où il avait laissé ses domestiques et à chercher un gîte pour la nuit. Il aurait été fort dangereux de rester sur ces hauteurs ; les gens du pays ne connaissent pas les premiers symptômes du froid et ne savent pas s’en défendre. Un jour que M. d’Abbadie passa par la même route, tout son monde éprouva cet engourdissement qu’un froid intense produit toujours et qui invite au sommeil. Ils voulurent tous s’asseoir et dormir ; après avoir murmuré longtemps entre eux, ils déclarèrent tout haut leur désir. Pour les faire marcher, M. d’Abbadie n’eut d’autre moyen que de les fustiger l’un après l’autre avec son fouet d’hippopotame. Vingt-quatre heures après, on était sur les bords de la rivière Takkazé. Là, le sol brûlait ; impossible d’y poser le pied nu : le thermomètre marquait 70 degrés dans le sable. On rencontrait à chaque instant des troupes de guerriers. Le soir, M. d’Abbadie apprit que trois cents hommes avaient péri dans le col du Buahit ; ils y étaient morts de froid. Une noble dame du pays, qui passa par le même col, eut l’idée de s’y asseoir pour se reposer. Elle y resta. Pendant huit jours, les passans la voyaient toujours dans la même position, enveloppée de ses vêtemens précieux. Enfin il fut constaté qu’elle était gelée, et on l’enterra.

A Adami, dans le pays d’Inarya, M. d’Abbadie perdit trois mois en vaines négociations pour obtenir là permission de faire l’ascension du moût Kuntchi. Il était chez le roi, qui le traitait fort bien. Un jour, pour séduire le fils de ce chef et le mettre dans ses intérêts, il imagina de lui offrir la moitié de son turban de soie rouge. Ce moyen réussit ; mais, comme on va le voir, il ne réussit qu’à demi. On donna à l’étranger une escorte pour aller sur la montagne, qui est entièrement boisée à l’exception du sommet, qui est nu. Dans la forêt, il y a des panthères, des lions et d’autres bêtes féroces, et, ce qui pis est, on y rencontre des brigands. L’escorte était donc nécessaire. On commença l’ascension ; mais jamais les guidés ne voulurent pénétrer jusqu’au sommet déboisé. « Là, disaient-ils, sur le point chauve de la tête, il y a un diable qui s’empare de vous ; on n’en revient pas. Tu es confié à notre garde, nous sommes responsables de ton existence. » M. d’Abbadie contempla encore souvent avec regret ce pic dénudé qui semble fait pour une station de relèvemens, car il commande un horizon libre de tous côtés.

Pour se maintenir en bons rapports avec le roi, M. d’Abbadie exécuta devant lui des tours de physique. Il alluma le feu dans l’eau en y faisant flotter un petit bâton de phosphore. Comme il avait de la poudre d’eau de seltz sur lui, il en profita pour donner au roi le spectacle du combat de deux eaux ennemies. Un domestique apporta