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cesse la liberté de l’art ; en Ethiopie, parmi ces tribus éminemment guerrières, on se défie tout autant qu’en Europe des curieux qui viennent écrire le pays. Une fois que l’étranger connaîtra le terrain, il trouvera moyen de s’en emparer ; s’il a le plan, il aura le sol ! Alors, pour s’approcher des montagnes en Ethiopie, le voyageur doit faire semblant de s’égarer en route ; sa constante préoccupation doit être de cacher l’envie qui le possède d’escalader les sommets. Il suffit qu’il se trahisse une fois et qu’il soit soupçonné de mauvais desseins : sa réputation s’établira dans le pays, et partout où il se présentera, Use verra l’objet d’une surveillance ombrageuse.

Pour aller sur le Buahit, M. d’Abbadie, un jour, renvoya ses domestiques et s’égara ; il fut arrêté en chemin et dut revenir sur ses pas. Ce n’est qu’au mois de mai 1848 qu’il réussit à monter jusqu’au point le plus élevé de ce faîte. Arrivés à mi-hauteur, les domestiques refusèrent d’aller plus loin ; la neige les effrayait. M. d’Abbadie n’eut avec lui que son coupeur d’herbes, qui est le dernier des domestiques, presque un esclave, et auquel il ordonna de le suivre. Le coupeur d’herbes obéit en tremblant. Tout le long du chemin, il récita un chant plaintif et lugubre, improvisation dans laquelle il exhalait ses angoisses. Sa mère lui avait donné le nom de Bitawligne, qui signifie s’il-me-le-laisse. « Malheur à moi, chantait le pauvre homme ; malheur à moi, ô infortuné S’il-me-le-laisse ! Mon maître s’en va dans les nuages. Qu’as-tu fait, ma mère ! As-tu fait S’il-me-le-laisse pour marcher dans les nuages ? A quoi pensais-tu quand tu le portais dans tes flancs ? » Malgré les sombres prévisions de Bitawligne, on parvint au sommet du Buahit, ayant de la neige jusqu’aux genoux. M. d’Abbadie disposa aussitôt son hypsomètre : c’est un thermomètre très délicat que l’on plonge dans l’eau bouillante ; la température à laquelle l’eau entre en ébullition fait connaître l’altitude où l’on se trouve. D’ordinaire c’est le baromètre qui donne l’altitude ; mais cet instrument est lourd, d’un transport difficile, trop exposé à être brisé. M. d’Abbadie eut bientôt tous ses baromètres cassés, il ne lui restait que le thermomètre à eau bouillante pour déterminer la hauteur de ses stations. C’est d’ailleurs un instrument que l’on peut recommander aux voyageurs ; il est léger, prend peu de place et peut être transporté avec facilité. De plus les indications en sont aussi précises que celles du baromètre ; on peut même marquer sur la tige les hauteurs des stations ; le chiffre où s’arrête en montant la colonne de mercure vous apprend alors à vue votre altitude.

Au sommet du Buahit, l’eau bout à environ 85 degrés et demi ; on en conclut que la hauteur est de 4,600 mètres. C’est la seule observation que M. d’Abbadie y put faire. Jusqu’à la nuit tombante,