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avec tristesse que « ce siècle-ci n’est pas fécond en grands hommes et qu’il serait bien malheureux pour nous si cette stérilité n’était que pour la France, » dans ce temps-là un des hommes les mieux faits pour l’action est réduit à se débattre et à s’user dans une œuvre inutile. Le comte de Broglie résume ce qu’il y a eu de sérieux, ce qu’il y a eu, dirai-je, d’intentions patriotiques dans cette politique occulte d’un roi absolu réduit à s’affranchir de son propre gouvernement pour garder l’illusion de sa puissance. Celui qui représente l’aventure et le roman dans cette diplomatie, c’est ce personnage énigmatique et indéfinissable, flottant entre l’homme et la femme, auquel l’histoire a rendu son véritable sexe, et qui s’est appelé le chevalier d’Eon. Ce n’était pas une femme, comme on l’a cru longtemps d’après le travestissement qu’il prenait à l’occasion et dont il se laissa définitivement affubler à la fin de sa vie; seulement ce n’était peut-être pas tout à fait un homme, au moins si l’on en croit le marquis de Lhospital, ambassadeur de France à Pétersbourg, qui l’aimait beaucoup et qui ne lui ménageait pas les plaisanteries grivoises sur sa sagesse, sur ce qui lui manquait, en lui souhaitant enfin totam vim et universum robur. Quant à de l’esprit, il en avait certainement; quant au courage, c’était un vrai petit dragon qui fit la guerre le mieux du monde en Allemagne sous le maréchal de Broglie et qui reçut la croix de Saint-Louis. Celui-là fut envoyé d’abord en Russie avec le chevalier Douglas; il y revint plusieurs fois, toujours avec des missions secrètes, et il finit par réussir si bien que l’impératrice Elisabeth voulait le garder auprès d’elle. Plus tard il changea de théâtre, il alla en Angleterre, où il eut même un instant un caractère diplomatique et où il eut à exécuter cet ordre secret écrit et signé de la main du roi : « Le sieur d’Éon recevra mes ordres par le canal du comte de Broglie ou de M. Tercier sur des reconnaissances à faire en Angleterre soit sur les côtes, soit dans l’intérieur du pays, et se conformera à tout ce qui lui sera prescrit à cet égard comme si je le lui marquais directement. Mon intention est qu’il garde le plus profond secret sur cette affaire, et qu’il n’en donne connaissance à personne qui vive, pas même à mes ministres, nulle part. » Il s’agissait du grand projet de descente en Angleterre que méditait cette politique secrète dont le chevalier d’Éon fut un des agens les plus actifs, mais aussi un des plus bruyans et des plus compromettans.

Les fils de cette diplomatie étaient tendus partout, le centre était unique comme l’inspiration; tout se passait entre le roi, le prince de Conti pendant quelques années, puis le comte de Broglie et Tercier. Les autres personnes liées à cette mystérieuse organisation ne se connaissaient pas entre elles. Quand un ambassadeur était nommé