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cours étrangères, par sa conduite à l’égard de ses collègues, par ses façons d’être avec ses autres concitoyens, il semblait prendre plaisir à clairement indiquer que désormais il songeait à tout, on eût dit, à s’en fier à son langage, qu’au contraire il ne visait à rien. Sa modération avait été si bien jouée, il avait recouvert ses desseins d’un voile si épais, que le sénat lui-même, malgré son immense désir de plaire, y avait été le premier pris, lorsque, s’en rapportant à la modestie de ses paroles, il lui avait naguère maladroitement offert, au lieu du consulat à vie, dix années de prolongation de pouvoir. L’accueil glacial fait à cette offre mesquine avait dessillé tous les yeux. Les secrets désirs du premier consul, quoique encore enveloppés de nuages, n’étaient plus un mystère pour personne. Les avoir devinés, c’était pour le plus grand nombre même chose que de les vouloir servir. Cependant, parmi tant d’oreilles impatientes de s’ouvrir à ses confidences, il en était peu auxquelles il se souciât d’en conférer l’honneur. C’était parti-pris chez lui de traiter aussi légèrement que possible ses deux collègues du consulat. Rien ne lui répugnait plus que l’idée de relever leur position effacée en les associant efficacement à quoi que ce fût, surtout aux préparatifs, d’ailleurs assez peu déguisés, du grand événement qui allait prochainement mettre entre eux et lui une si prodigieuse distance[1]. Napoléon avait en outre des motifs particuliers pour se taire avec chacun d’eux des projets qu’il nourrissait du côté de la cour de Rome. Ancien secrétaire du chancelier Maupeou, caractère sage et conciliant, M. Lebrun, quoiqu’il eût toujours siégé sur les bancs les plus modérés de nos assemblées délibérantes, n’en était pas moins l’un des plus fervens adeptes des sectes philosophiques qui depuis trente années professaient le mépris des inégalités sociales et l’horreur de la religion chrétienne. La crainte de l’influence des prêtres agissait sur lui comme une sorte d’épouvantail, le seul capable de le faire sortir de sa douceur native et de son calme ordinaire. Il était le dernier de ceux à qui il eût été prudent de s’ouvrir d’un dessein qui réservait en France au chef de l’église romaine un rôle aussi considérable. Dans la pensée du premier consul, Cambacérès représentait surtout près de lui le parti de la terreur et cette ancienne montagne qui avait poursuivi d’une haine

  1. Le premier consul venait tout récemment de donner la mesure de ses sentimens vis-à-vis de ses deux collègues, et cela justement à l’occasion de la fête solennelle de Pâques dont nous avons parlé dans notre dernière étude. Le clergé avait fait demander le matin aux Tuileries si, dans la cérémonie qui allait avoir lieu, MM. Lebrun et Cambacérès, en qualité de second et de troisième consuls, ne devaient pas être encensés après Napoléon. Il leur fut répondu officiellement que non. « Cette fumée, ajouta ironiquement leur dédaigneux collègue, serait encore trop solide pour eux. »