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Il ne s’agit plus en effet de savoir si un enfant inhumainement séquestré inventera de lui-même un mot hébreu, sanscrit, grec ou latin : c’est comme si après avoir labouré un coin de terre on se demandait s’il en sortira une poire, une grappe de raisin ou une citrouille. Pour que ces fruits naissent, il faut d’abord que la plante se produise avec ses branches, ses feuilles et ses fleurs, et elle ne peut naître, si une semence n’a été confiée à la terre. Les semences de toutes les langues sont ou ont été des monosyllabes, exprimant chacun son idée sans le secours d’aucun accessoire. M. Müller fait observer avec raison que la plupart des racines ne sont même pas primitives, mais qu’elles dérivent les uns des autres. J’ai moi-même opéré cette réduction sur les racines sanscrites; j’en ai ramené à cinq cent trente-six le nombre, porté ordinairement à plus de trois mille, et je suis persuadé que la réduction pourrait être poussée encore plus avant. Le nombre des racines primitives d’une langue donnée est donc fort petit, et c’est sur ces monosyllabes que porte désormais la question de l’origine du langage. Elle se présente sous deux aspects, l’un historique, l’autre théorique. En effet, si d’une part on envisage la loi d’élimination, il est très probable que les hommes dispersés sur une grande étendue de pays ont, en se réunissant, apporté au fonds commun un très grand nombre de monosyllabes qui ont fait double emploi, et dont beaucoup ont été abandonnés comme superflus. Il resterait donc à savoir quelle est la nature de ces monosyllabes et comment ils ont pu venir au jour. Or il est démontré pour toutes les langues sans exception que toutes les racines ont une signification générale et ne désignent jamais un objet particulier ou individuel. De plus cette idée générale se rapporte toujours à quelque chose de physique et ne prend une valeur psychologique ou rationnelle que par l’effet de la dérivation et par un détournement du sens primitif des mots.

Mais les caractères généraux des choses matérielles ne sont que des abstractions de l’esprit; ce qui existe réellement, ce sont les choses individuelles avec leurs qualités propres et leurs attributs particuliers : c’est cela seulement qui tombe sous les sens et qui peut être montré à un homme par un autre homme lorsqu’ils sont tous deux en présence de l’objet. Supposer qu’une racine a eu dès le premier instant de son existence une valeur générale pour celui qui l’a prononcée et que cette valeur a été comprise par celui qui l’a entendue, c’est supposer un double miracle, c’est-à-dire une chose qui n’a aucun caractère scientifique. Il faut donc admettre qu’en face d’un objet, un ou plusieurs hommes étant présens, l’un d’eux a émis un monosyllabe dont le son, retenu par eux, est devenu pour eux le signe de cet objet. Or la formation des idées générales s’opère, comme on le sait, avec une rapidité extrême : il a suffi qu’un objet