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corps solide des mots ont presque entièrement disparu. Mais ce qui donne à la loi de l’altération une importance majeure, c’est qu’il faut attribuer à elle seule la perte du sens attributif dans les élémens formels du langage et leur passage de l’état de racines à l’état de terminaisons. Les langues aryennes en fournissent des preuves sans nombre; en voici un exemple en français : notre futur j’aimerai, tu aimeras, est de formation nouvelle et n’existait pas dans le latin; or les anciens auteurs nous en montrent les élémens séparés dans des phrases comme celle-ci : amer vos ai, j’ai à vous aimer; le peuple dit même encore ons, « j’ons un curé patriote, » et montre la forme altérée de avons contenue dans nous aimerons. Plus on remonte vers le passé d’une famille de langues, plus on se rapproche des formes non altérées, et on y reconnaît peu à peu les racines primordiales qui ont subi ces altérations. Chez les peuples dont la langue n’est pas fixée par l’écriture ou par quelque autre cause, les mots s’altèrent avec une extrême rapidité : on cite des missionnaires et des voyageurs qui sont allés deux fois à vingt ans d’intervalle chez une même peuplade barbare, qui la première fois avaient étudié sa langue et qui au second voyage ne reconnaissaient presque rien de ce qu’ils avaient appris. Il est donc probable que dans les temps anciens de nos langues il se produisit de nombreuses altérations des mots, et l’on peut considérer comme un fait acquis à la science que le passage de la période des racines à celle des flexions s’est opéré en vertu de cette loi. On demandera peut-être quelles causes ont contribué à ralentir l’altération des mots. Quoique la question ne touche que par un côté à l’étude des langues, on peut dire cependant que l’écriture a été un des moyens de fixation les plus énergiques, et qu’elle a acquis une force conservatrice beaucoup plus grande encore par l’invention de l’imprimerie; mais à côté de cette cause matérielle il faut placer les causes morales, la religion, la constitution de la famille, de la société, de l’état, l’invention des métiers, des industries et des arts, la création des sciences. Chacune de ces institutions a eu son vocabulaire particulier où les modifications n’ont pu dès lors se produire qu’avec lenteur. Il est remarquable, en effet, que les grandes altérations historiques des langues répondent toujours à un grand mouvement dans les institutions publiques, que les langues durent autant que les civilisations, naissent, périssent et se renouvellent avec elles.

Ces altérations précipitées ont pour conséquence le renouvellement dialectal, qui s’opère presque toujours par fractionnement. Quand une civilisation est usée et que les causes intérieures de destruction l’emportent sur les causes d’existence, les provinces, les métiers, les sociétés de tout genre, souvent aussi les peuples du dehors apportent leur contingent d’idées nouvelles, de besoins non