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Sous l’ironie et le désintéressement feint de ces paroles, on sent la vérité de la situation. Ce que la Russie affecte de souhaiter, elle le craint; prise dans ses propres filets, elle sera forcée d’agir comme nous, mais elle rira bien de nos hommes d’état, s’ils repoussent l’occasion qui leur est offerte, et s’ils commettent une faute qui dément toute notre politique depuis quarante ans. La diplomatie doit faire en sorte que la Crète soit libre et pacifiée avant le printemps; autrement elle sera contrainte de l’affranchir dans un an et d’affranchir avec elle l’Épire et la Thessalie. Au lieu de régler ce mouvement par degrés et pour ainsi dire par étapes, elle le laissera s’étendre sans mesure. Son intervention l’aurait circonscrit, son abstention ne fera que l’aggraver. La Turquie sera exposée à des coups trop rudes, la Grèce à une assimilation trop rapide; toutes deux peuvent être compromises, l’une par l’excès de ses pertes, l’autre par l’excès de ses accroissemens.

Mais, dira-t-on, faut-il encore intervenir, transporter des troupes, armer des navires? Non certes, et plût au ciel que nous fussions guéris du goût des interventions! Nous savons ce qu’elles rapportent et comment on en revient. Non, la Crète n’exige point un tel effort. Il suffit d’une entente de la France avec l’Angleterre et avec la Russie : or je viens de montrer que l’entente sera facile sur ce point. Il suffit d’une note signifiée à la Porte par les trois puissances protectrices qui ont rédigé le traité de Londres et pris l’engagement de veiller sur la Grèce. Il suffit d’un mot qui arrête les Égyptiens, au lieu de les lancer, comme nous le faisons aujourd’hui, sur des populations que les Turcs seuls ne sauraient soumettre. Il faut une pression, mais il ne faut point une pression trop forte pour obtenir la liberté d’une province qui de fait est presque séparée, dont l’occupation est ruineuse, car elle ne fournit point d’hommes, et elle en absorbe, elle paie peu d’impôts et coûte plus qu’elle ne rend, tandis que ses protestations ou ses rébellions affaiblissent fréquemment l’empire. La Crète d’ailleurs peut être rachetée comme l’a été Venise : c’était l’idée du roi Charles X. On citera aux Turcs l’exemple des Anglais qui ont cédé les îles ioniennes avec tant d’à-propos qu’on ne sait s’il faut les louer de s’être défaits d’une possession onéreuse, ou d’avoir reconnu les droits d’un peuple qui ne cessait de protester contre leur joug. Enfin il est temps de faire comprendre au gouvernement du sultan qu’il doit concentrer peu à peu ses forces, se replier sur ses parties vives où le sang ottoman circule, sacrifier ses parties faibles qui veulent se détacher, et où les races chrétiennes le haïront, le combattront et l’épuiseront toujours. Les conseils des grandes puissances seront d’abord mal écoutés, mais les événemens leur prêteront bientôt