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avait une opinion, des cœurs prompts à s’enflammer, un libéralisme prêt à agir; l’art et la poésie faisaient pénétrer jusque dans les conseils des rois l’amour des pays classiques et le respect des opprimés. Après les croisades, on ne trouvera pas dans les annales de la politique d’entraînement plus désintéressé que le mouvement philhellénique qui a poussé Byron à Missolonghi et nos flottes à Navarin; mais le siècle se fait vieux, l’expérience l’a rendu sceptique, la richesse l’a rendu égoïste, il rit des illusions de sa jeunesse. On se cache aujourd’hui d’avoir été philhellène, on rougit d’avoir envoyé des volontaires au général Fabvier ou de la poudre à Canaris. Condamner le passé est un moyen de se dégager envers l’avenir. « L’épreuve est faite, dit-on; nous avons vu les Grecs à l’œuvre, ils sont jugés. »

Je ne viens point plaider la cause des Grecs : perdue dans nos esprits, elle est gagnée dans l’histoire. L’humanité marche, et son impulsion n’est arrêtée ni par notre désir de rester sourds à la vérité et à la justice, ni par les lenteurs qu’oppose la diplomatie aux abois. Je viens plaider notre propre cause et parler le seul langage qui puisse être compris aujourd’hui, celui de l’intérêt. L’intérêt de l’Europe est de protéger la Crète efficacement, de la détacher de la Turquie, promesse qui date de quarante ans, d’obtenir pour les deux cent mille chrétiens qui la peuplent le droit de disposer d’eux-mêmes, c’est-à-dire de s’annexer au royaume de Grèce. Le manifeste publié par les Crétois au moment où ils prenaient les armes[1] ne laisse point de doute sur leurs intentions. « Animés du sentiment de la grandeur et de l’unité nationales, confians en la justice de notre cause, nous proclamons hardiment devant Dieu et devant les hommes notre volonté unanime et notre ardent désir de nous voir réunis à la Grèce, notre mère commune, en appelant sur nos armes la bénédiction du Dieu tout-puissant qui protège les faibles et les opprimés. »

Nos pères auraient admiré la fierté d’une telle déclaration; nous, nous en calculons les conséquences. S’il est permis à la Crète de se réunir au royaume hellénique, Samos revendiquera le même droit; après Samos, la Thessalie et l’Épire s’agiteront; l’on verra se propager un esprit de révolte trop légitime qui hâtera le démembrement de l’empire ottoman. Aussitôt apparaît la question d’Orient, et les diplomates se détournent, résolus à sacrifier tout, même la justice, pour écarter un spectre qu’on leur apprend à redouter dès leur jeunesse, comme on défend à un mathématicien de chercher jamais la quadrature du cercle.

  1. Prosnérou, 16/28 août 1866.