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ment du mal servaient ainsi à l’usage contraire et s’attaquaient au bien même. Il faut voir dans le livre de M. François Ravaisson l’infinie variété des sortes d’offenses qui conduisaient à la Bastille, et dans le nombre combien d’actions non-seulement innocentes, mais quelquefois tout à fait louables, étaient punies pour avoir déplu au prince. Si, par exemple, les noms de M. et de Mme de Navailles se trouvent figurer plus d’une fois dans les annales relevées par M. Ravaisson, ne se rappelle-t-on pas leur édifiante histoire? La mère de Mme de Navailles avait jadis accueilli la future Mme de Maintenon, revenant orpheline et pauvre d’Amérique; elle lui avait confié chez elle l’humble charge de donner le foin et l’avoine et même de l’aller voir manger aux chevaux. Ce fut elle qui mena la jeune abandonnée à Paris, et la maria, pour s’en défaire, à Scarron. Plus tard, Mme de Navailles devint dame d’honneur, et elle s’attira une entière disgrâce pour avoir fait murer une petite porte d’alcôve par où le jeune Louis XIV s’introduisait chez les filles d’honneur de la reine : c’est une histoire qu’il faut lire dans Saint-Simon. Mme de Navailles savait à quel danger elle s’exposait. « Elle tint sur cela conseil avec son mari, dit Saint-Simon. Ils mirent la vertu et l’honneur d’un côté, la colère du roi, la disgrâce, le dépouillement, l’exil de l’autre; ils ne balancèrent pas... » Plus tard, quand le régime de Versailles prit les apparences sévères, il fallut bien faire mine de les rappeler; mais ils n’eurent jamais les compensations qui leur étaient dues. « Le roi se souvenait toujours de sa porte, et Mme de Maintenon de son foin et de son avoine; les années ni la dévotion n’en avaient pu amortir l’amertume. »

Il est vrai de dire que le pouvoir n’infligeait pas les mêmes traitemens à tous les prisonniers de la Bastille. Il y avait de cruels cachots à la vérité; mais certains hôtes étaient dans l’intérieur fort bien traités. M. François Ravaisson a tracé en tête de son recueil un très curieux programme de ce régime bizarre : il fallait que tout se modelât, jusque dans le détail, sur l’exemple et d’après les convenances d’un gouvernement arbitraire. Cela dura jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. On sait que, dans les clameurs qui annoncèrent l’inévitable révolution, une des plus vives réclamations s’éleva précisément contre tout l’appareil de la procédure criminelle. On se rappelle les plaidoyers de Lacretelle aîné, de Fréteau, de Malesherbes. Une sérieuse histoire de la Bastille deviendrait aisément une histoire en raccourci de l’ancien régime, à condition qu’on en réunît d’abord les archives d’après un plan très vaste et point exclusif; c’est ce que vient de commencer avec un heureux succès M. François Ravaisson.


A. GEFFROY.


F. BULOZ.