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qu’il ne convient, c’est qu’il a la préoccupation, l’inquiétude de l’historien qui plaide une cause. Il veut faire aimer la liberté, ce qui est un noble but, et haïr les princes, ce qui était du patriotisme en Italie, où depuis des siècles on ne connaissait guère que des oppresseurs étrangers: mais ces secondes vues, ces arrière-pensées, toutes généreuses qu’elles puissent être, n’altèrent pas moins la physionomie que la véracité de l’histoire : elle ne dit pas tout à fait ce qui est, et elle le dit autrement qu’elle ne doit. Ce sont alors des élans, des sorties qui surprennent le lecteur: « Insensés! paroles honteuses et dégoûtantes! » On dirait que c’est hier que les Romains appelaient Conrad III, et que l’archevêque de Milan haranguait l’empereur Frédéric Barberousse. Parfois, comme un avocat qui recommande aux juges chacun de ses argumens, comme un prédicateur qui craint que ses auditeurs ne s’endorment, l’écrivain aura des appels de ce genre : « Voyez quelles furent les conséquences! » — « Entendez ce qui fut fait à cette occasion! » Voici un exemple des fautes de goût où peut tomber un homme d’esprit qui raconte le XIIe siècle en pensant trop au XIXe « Et voilà quelle fut la miséricorde que ce grand prince avait promis de garder en temps et lieu pour les Milanais! Et peut-être il ne manqua pas de voix impudentes pour anticiper dans la diète de ce temps sur les paroles insensées et barbares que l’on prononça sur une autre cité malheureuse dans un parlement de notre temps, et pour dire : « L’ordre règne dans Milan! »

N’oublions pas pourtant que ces petites erreurs avaient une bien noble cause, le grand but, le but patriotique de la délivrance. Cette rhétorique indiscrète faisait lire le livre; les événemens d’il y a six siècles faisaient souvenir de ceux d’hier ou d’aujourd’hui. Ce n’est pas seulement la faute des écrivains : les gouvernemens forçaient l’histoire aux sous-entendus, la condamnaient aux allusions. Un jour, la postérité s’étonnera des efforts inquiets, des hyperboles à froid, de la marche oblique de tant de plumes distinguées. Tout a servi contre l’ennemi commun, journaux, livres, tableaux même, toujours des sujets de liberté, des scènes d’affranchissement, prises n’importe où, au loin comme dans le passé, mais parlant fort clairement à qui savait entendre. Les Italiens, jouant au plus fin avec leurs princes, étaient passés maîtres dans la conspiration de l’allusion. Sur toute la ligne, on pratiquait le procédé du poète Berchet, cachant l’Italie contemporaine sous la vieille ligue lombarde ou versant sur les infortunes de 1821 des larmes qui semblaient couler pour les réfugiés de Parga. Quand les choses en sont arrivées à ce point, tout ce qui tombe sous la main est une arme; il n’y a plus de terrain neutre, ni pour l’histoire, ni pour la vérité, ni pour le goût.