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et embarrassé. Il demanda audience aux deux dames, tira de sa poche un large papier, l’ouvrit et le referma en toussant, comme pour se préparer à faire un discours. — Je ne sais, dit-il enfin, je ne sais si je dois vous donner communication d’une mesure que le dictateur vient de prendre, et à laquelle votre qualité d’étrangères vous dispense de vous associer. Vous allez peut-être ma trouver indiscret. Une commission a été nommée pour provoquer et recevoir les dons volontaires. Un membre de cette commission m’a chargé de recueillir des souscriptions. Faut-il vous montrer ma liste ?

— Assurément, dit miss Lovel ; je souscris pour deux cents florins.

— Et moi, pour vingt-cinq, s’écria la gouvernante avec enthousiasme.

— C’est trop, chère signorina, c’est trop, bonne mistress Hobbes, disait Centoni.

Mais les deux dames avaient déjà pris la plume et posaient leur signature sur le papier. Elles s’amusèrent ensuite à parcourir la liste et à déchiffrer les noms des souscripteurs. Tous les amis de don Alvise y figuraient, petits et grands, depuis Susannette et Betta jusqu’à l’abbé Gherbini. Le commandeur Fiorelli, trop craintif pour oser mettre sa signature sur un papier dont l’avenir pouvait faire une pièce à conviction, avait donné cinquante florins, mais en gardant l’anonyme.

— Et vous, seigneur Al vise, dit miss Martha, d’où vient que je ne vois pas votre nom sur cette pancarte ?

— Je souscrirai le dernier, répondit don Alvise.

— Ah ! reprit Martha en souriant, il paraît que vous n’avez pas l’intention d’étonner vos concitoyens par l’excès de votre générosité. Fi ! un patricien ! un homme qui se vante d’aimer Venise comme une maîtresse ! un homme riche ! Allons, prenez cette plume ; il faut dénouer les cordons de votre bourse, si vous voulez conserver mon estime.

— Je les dénouerai, signorina ; j’y ai réfléchi.

— C’est-à-dire qu’au lieu de vous abandonner à votre premier mouvement, vous avez mûrement délibéré sur le petit sacrifice que la raison vous permet de faire à la patrie en danger.

— Précisément, répondit Centoni.

— Eh bien ! quelle que soit la somme, il faut la doubler.

— Je ne le pourrais, signorina.

— Écrivez donc ce que vous voudrez, mais prenez cette plume. Je saurai ce que vous coûtera l’amour de la patrie tempéré par la réflexion, la prudence et l’économie.

— Comme votre seigneurie le commande, répondit gaîment Centoni en imitant le parler courtois des gondoliers.