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juger, elle s’est étendue, on peut le dire, sur toute l’Allemagne avec d’innombrables variantes. Les notes en prose qui accompagnent les chants de l’Edda font déjà mention des divergences que présentent les traditions. Les textes scandinaves eux-mêmes proviennent de diverses régions du nord, dont chacune avait sa version de la légende commune. La Thidrikssaga ou légende de Théodoric, rédigée au XIIIe siècle d’après de vieux fabliaux saxons, contient aussi l’histoire de Sigurd. La Wœlsungasaga a puisé dans des sources allemandes aussi bien que dans les chants norrains. La Klage, autre poème allemand qui prétend faire suite au désastre des Nibelungen, connaît ce désastre d’après une analyse en latin différente du poème que nous possédons. La Saxe, la Westphalie, le littoral de la Mer du Nord, le pays rhénan, ont eu, tout aussi bien que l’Allemagne méridionale et la Scandinavie, leurs traditions sur les Nibelungen, et ces traditions tantôt diffèrent, tantôt se rapprochent de celles qui ont prévalu plus au nord et plus au midi. Le livre de M. Raszmann ne permet plus d’en douter. Parfois même ces traditions, moins connues, ont conservé des traits appartenant à la forme la plus ancienne de la légende commune, oubliés ailleurs et qui aident à fixer le jugement de la critique sur la nature réelle du récit primitif. Par exemple, il en est qui racontent que les yeux de Sigurd-Siegfrid étaient si brillans qu’on n’en pouvait soutenir l’éclat. Ce détail, en effet, vient confirmer ce que toutes les analogies faisaient déjà supposer, savoir qu’à la base de toutes ces légendes et de tous les poèmes petits et grands dont les Nibelungen ont fourni le sujet, il y a un mythe solaire, importé par la race germanique, encore indivise, des régions asiatiques d’où elle partit pour se répandre vers l’occident et vers le nord, et qui est resté l’héritage commun de tous les peuples issus de cette souche féconde.

Il n’y a rien d’arbitraire dans cette explication. On peut s’en assurer en se rappelant la tendance générale des mythes solaires des autres peuples. Le soleil est tout à la fois glorieux et tragique. Invincible, d’une beauté et d’une force incomparables quand il se lève chaque jour ou quand il remonte chaque année sur l’horizon, il a tous les jours et tous les ans sa fin mélancolique et lugubre. Voilà ce qui a déterminé presque partout le caractère à part des mythes dont il est l’objet. La mythologie grecque elle-même, habituellement si sereine, n’a pas fait exception sous ce rapport. Les mythes d’Apollon, d’Adonis, de Phaéton, de Persée, de Bellérophon, d’Ixion, de Cadmus, de Thésée, surtout d’Hercule, sont là pour le prouver. On remarquera aussi avec quelle facilité le soleil, dans sa gloire matinale ou printanière, se transforme dans l’imagination