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sera terminée, mais un de ces échafaudages imposans et discords, où la fantaisie domine, où les styles s’enchevêtrent, où le bon sens n’a rien à voir, qui subjuguent cependant le spectateur par leur masse, leur hauteur, leurs voussures bizarres, leurs projections audacieuses, et vous aurez un rapport tout semblable à celui qui existe entre les épopées grecque et germanique. Même en admettant que la puissance poétique proprement dite soit égale des deux côtés, — ce qui serait beaucoup accorder, — encore faudrait-il reconnaître que la supériorité au point de vue de l’art est décidément du côté des Grecs.

Ceci soit dit à l’encontre de certains engouemens qui nuisent par leurs exagérations aux bonnes causes dont ils s’emparent ; mais cette réserve n’ôte rien au puissant intérêt qui doit s’attacher à cette œuvre colossale qui nous touche de bien plus près que les poèmes homériques. N’y trouvons-nous pas, peinte par elle-même et avant d’avoir subi aucune altération essentielle, cette race germanique à laquelle est due en réalité la destruction de l’empire romain et par conséquent la constitution de l’Europe moderne ? Comme tous ces personnages sont bien allemands ! L’on s’en aperçoit déjà au rôle actif et à chaque instant prépondérant des femmes. Quelle différence avec la position effacée, toujours passive, de la femme grecque ! À côté de la lourdeur et de la gaucherie qui sont les traits d’une race forte et massive, on remarque déjà cette tendance rêveuse, ces notes mélancoliques s’échappant du sein du bonheur même, et aussi cette bonhomie cordiale et expansive qui caractérisent encore de nos jours l’esprit allemand. N’insistons pas plus qu’il ne faut sur l’extrême susceptibilité dont tout le monde fait preuve dans notre poème, excepté Etzel-Attila, personnage bien fruste, bien mou, bien peu ressemblant au géant historique que nous connaissons tous, mais aussi qui n’est pas un Germain. C’est pourtant un trait bien allemand que ce trait-là, et il n’est certes pas affaibli par la circonstance que la querelle des deux reines, cet incident générateur de toutes les catastrophes qui suivent, a pour motif une question de préséance. Il semble vraiment qu’à la cour des rois francs et burgondes on était déjà bien rigoureux sur l’étiquette. Ce qui est plus significatif, c’est que la chevalerie, avec ses principes d’honneur et de loyauté à toute épreuve, se montre sur ce sol encore si peu cultivé à l’état de plante indigène, croissant d’elle-même. Sous le rapport de la bravoure, Siegfrid vaut Achille, Hagene n’a rien à envier à Hector, ni Volkêr au bouillant Ajax ; mais Hagene ne fuirait pas devant un rival, et si l’épopée allemande n’a pas d’Ulysse, l’épopée grecque n’a pas de caractère qui, sous le rapport de la noblesse et de la générosité des sentimens, puisse se