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pour conquérir le trésor du dragon Fafnir. C’était une entreprise désespérée, car ce dragon était d’une force démesurée et couvert d’écailles impénétrables. Sigurd appela la ruse à son aide, et ayant creusé un grand trou dans le sentier que le monstre suivait de temps en temps pour aller se désaltérer à la source voisine, il se blottit au fond et réussit à enfoncer son épée dans le ventre du dragon, qui expira en versant des flots de sang. Regin voulut alors manger le cœur de son frère. Sigurd, par complaisance, le faisait rôtir pour lui, quand, se brûlant par mégarde, il porta à ses lèvres ses doigts teints du sang qui en coulait. Au même instant, il fut tout surpris de s’apercevoir qu’il comprenait ce que disaient deux aigles perchés dans le voisinage. C’est par eux qu’il apprit que Regin songeait aux moyens de le tuer par surprise. Aussitôt il prévint la trahison en tuant le traître, et, ayant mangé lui-même le cœur du dragon, il partit chargé du trésor.

Mais les oiseaux lui avaient mis au cœur une autre ambition. Ils lui avaient parlé de la belle valkyrie Sigurdrifa (passion de la victoire), dont Odhin avait puni certaine désobéissance en la condamnant à un sommeil devant durer jusqu’au moment où un guerrier devinerait le lieu de sa retraite, et oserait traverser l’enceinte de flammes entourant le château enchanté qui la cacherait à tous les regards. Grâce à sa vaillante épée et à son cheval Grani, Sigurd pénètre dans le burg et réveille la belle endormie[1]. Le chant de Sigurdrifa, quand elle rouvre à la lumière ses yeux depuis si longtemps fermés, est sans contredit l’un des plus poétiques de l’Edda :


« Salut, ô jour ! Salut, ô fils du jour ! Salut, ô nuit, et toi, terre nourricière, salut ! Jetez sur nous des regards bienveillans et accordez-nous la victoire.

« Salut à vous, dieux ! Salut à vous, déesses ! Salut à toi, campagne féconde ! Accordez-nous à nous deux, qui avons un noble cœur, la parole et la sagesse, et des mains toujours pleines de guérisons. »


Comme on s’y attend sans doute, le jeune héros et la valkyrie se prennent d’amour l’un pour l’autre, et Sigurdrifa révèle les runes[2] à son libérateur, qui parvient ainsi à l’apogée de la science, de la gloire et du bonheur.

  1. On reconnaît ici la donnée fondamentale de bien des mythes solaires, la nature au printemps réveillée par l’arrivée du jeune soleil, cette poétique conception qui nous est parvenue en France dans la gracieuse légende de la Belle au bois dormant.
  2. Les valkyries sont dans la mythologie du nord des vierges célestes chargées par Odhin de désigner les guerriers devant mourir dans les combats et de les transporter au Valhalla. Savoir les runes, c’est-à-dire les lettres, équivalait à peu près, dans ces temps de profonde ignorance, à la possession de l’omniscience.