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nos yeux. Tombé peu à peu dans l’oubli, comme presque toutes les grandes épopées du moyen âge, il en fut tiré au XVIIIe siècle, alors que les Allemands, secouant leur léthargie littéraire et se dégageant d’une servile admiration des classiques français, se mirent à rechercher les richesses enfouies dans leur propre sol. Lessing doit être le premier écrivain faisant autorité qui l’ait signalé à l’attention de ses compatriotes. Cet appel ne rencontra dans les premiers temps que fort peu d’écho. Un très médiocre poète de Zurich, Bodmer, qui s’entendait mieux en érudition qu’en poésie, essaya toutefois en 1757 de publier une édition avec notes et commentaires, mais il eut la malheureuse idée de la dédier à Frédéric le Grand, le moins romantique des princes. La réponse qu’il reçut du disciple couronné de Voltaire fut médiocrement encourageante. On la montre encore à Zurich. Elle disait : « Vous avez, mon cher monsieur, beaucoup trop bonne opinion de ces poésies du XIIIe siècle. À mon avis, elles ne valent pas la peine qu’on les ramasse, je ne les supporterais pas dans ma bibliothèque et les jetterais plutôt par la fenêtre. »

Le fait est que l’esprit du XVIIIe siècle était tout ce qu’on peut concevoir de plus insensible à ce genre de beauté naïve, puissante, haute en couleurs, mais de formes souvent immodérées, qui devait bientôt faire pâmer d’aise les romantiques d’outre-Rhin. « Voulez-vous, mes jolis petits Français, disait Henri Heine dans une de ses lettres, voulez-vous vous faire une idée de ce poème et des passions de géant qui s’y déploient ? Eh bien ! figurez-vous que, par une claire nuit d’été, où brillent au ciel bleu des étoiles blanches comme de l’argent et grandes comme des soleils, toutes les cathédrales gothiques de l’Europe se sont donné rendez-vous sur une plaine immensément large. Vous voyez s’avancer tranquillement le dôme de Strasbourg, celui de Cologne, le Campanile de Florence, Saint-Ouen de Rouen, etc., etc., qui se mettent à faire bien gentiment la cour à la belle Notre-Dame de Paris. Il est vrai que leur démarche est un peu lourde, que quelques-uns se conduisent assez gauchement, et qu’on pourrait mainte fois rire de leur dandinement amoureux ; mais on cesserait de rire, je pense, quand on verrait ces colosses entrer en fureur, s’étrangler les uns les autres, et comment Notre-Dame de Paris, levant au ciel son bras de pierre, saisit brusquement une épée et coupe la tête au plus hautain de tous les dômes. Mais non, vous ne pouvez vous faire une idée des héros du Nibelungenlied, il n’est tour aussi haute ni pierre aussi dure que le farouche Hagene et la vindicative Kriemhilt. »

Cette comparaison bizarre ne manque ni de sel ni de justesse, et d’avance elle explique les répugnances que devait soulever un pa-