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Les radicaux devraient la soutenir sous peine de se rendre impopulaires. Devant la nécessité d’armer le pays pour la guerre étrangère, toutes les dissensions intérieures tomberaient par enchantement, l’affaire de la restauration des états du sud se résoudrait toute seule, et personne ne se souviendrait plus de la triste campagne électorale où vient de succomber le président.

Ce n’est pas la première fois que cette politique est employée dans le monde. Quand un gouvernement veut distraire un pays de ses libertés intérieures, il ne manque jamais de lui donner cette diversion puissante qui s’appelle la guerre étrangère; mais si la république américaine ne fait que recueillir en cela les enseignemens de l’ancien monde, il est douteux que les procédés qu’elle lui emprunte puissent réussir chez elle. Elle a depuis trop longtemps l’habitude de se conduire elle-même pour que l’appât d’un peu de gloire militaire suffise à la détourner du soin de sa réorganisation intérieure et de l’intérêt, souverain pour elle, de faire respecter la volonté populaire par le gouvernement nommé pour observer ses commandemens. C’est une loi dont elle ne s’est pas départie un seul jour pendant les cinq années de la guerre civile, au milieu des plus grandes épreuves que puissent traverser les institutions républicaines, et qu’elle n’ira pas enfreindre aujourd’hui pour le plaisir de battre une flotte anglaise et d’annexer quelques territoires du Canada ou du Mexique. Elle peut aisément poursuivre son agrandissement sur le continent d’Amérique, et maintenir en même temps sur le continent européen le respect de son nom, sans pour cela laisser porter atteinte aux libertés politiques qui ont été jusqu’à présent son orgueil. Quand ses représentans vont se lever pour dicter d’une voix enfin impérieuse les lois que le pays réclame au magistrat chargé de les exécuter, ils lui demanderont avant tout l’application d’une justice rigoureuse aux affaires intérieures de la république. Alors il faudra que le président obéisse ou bien qu’il soit brisé, et M. Johnson se verra refuser, quoi qu’il arrive, la triste gloire de faire mentir ses concitoyens à la tradition républicaine et de laisser une tache dans l’histoire de son pays.


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.