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tureuse existence, André Johnson n’avait rien vu de pareil. Il resta bouche béante et murmura faiblement ces paroles : « C’est prodigieux ! »

Il se dédommagea de ce silence à un banquet qui lui fut donné le soir même, au prix de cent dollars par tête, par deux cents des négocians de la ville. Il y fit un discours très retentissant, se vantant lui-même, selon son usage, parlant beaucoup de son désintéressement et de son patriotisme, qui, le jour où l’Union serait sauvée, lui permettraient de s’écrier avec le vieillard Siméon : « Laissez votre serviteur s’en aller en paix ! » Après lui, M. Seward, avec une éloquence très différente, mais peut-être mieux appropriée à un discours fait après boire, déclara qu’on lui avait bien souvent reproché son humeur pacifique, mais qu’il était « en faveur de toutes les guerres… dont le pays aurait besoin, pourvu que la nation se mît en mesure de pouvoir marcher à la bataille avec ses deux jambes, » et qu’il était bien impatient de voir redresser la jambe boiteuse. Enfin le peuple calmé vint assiéger le président pour lui demander un discours et applaudir ces paroles qui lui furent jetées comme le mot d’ordre de la campagne : « La rébellion a été écrasée dans le sud. Je veux à présent combattre la trahison et la rébellion dans le nord, et je les vaincrai avec l’aide de Dieu et le vôtre ! »

Le lendemain, le président poursuivit sa route. Il passa par Albany, où le gouverneur radical Fenton ne lui refusa pas la bienvenue officielle, par Auburn, Rochester, Niagara, Buffalo, se dirigeant vers Chicago, terme de son pèlerinage. Partout des foules immenses rassemblées aux stations du chemin de fer attendaient son passage, et le forçaient à sortir de son wagon pour le voir et l’entendre. Ces ovations l’avaient littéralement enivré. Il prenait pour lui seul tous les triomphes, dont une bonne part devait pourtant revenir à ses illustres compagnons de route. Il se croyait sincèrement devenu l’idole du peuple. Avec la confiance revenaient les vieilles habitudes, les penchans incorrigibles d’un naturel violent et sauvage. Mis tous les jours en présence du peuple, ayant tous les jours à parler dans des assemblées tumultueuses où il entendait gronder la forte voix populaire, le président Johnson se reprenait à rugir avec le monstre, et il retrouvait ces instincts mal comprimés du garçon tailleur démagogue, dont la soudaine explosion lui avait déjà valu plus d’un mécompte. Il semblait rajeunir jusqu’à l’époque mémorable de son gouvernement guerrier du Tennessee, et il rencontrait en foule au bout de sa langue, pour qualifier ses nouveaux ennemis les radicaux, les mêmes expressions robustes dont il s’était servi jadis pour injurier ses anciens ennemis les rebelles. A chaque instant, la coupe était prête à déborder, et il