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étranges peuvent exercer sur l’esprit du peuple. Ce peuple si plein de bon sens offre à l’observateur un singulier mélange de sagacité pratique et de naïve subtilité ; il y a chez lui une tendance bizarre et en apparence contradictoire à apporter un esprit tout positif dans les matières abstraites, et réciproquement à introduire dans les choses pratiques les procédés de la pensée spéculative. S’il examine les questions religieuses à la lumière naturelle du gros bon sens, il se délecte en revanche à mêler aux questions les plus simples de la politique quotidienne les abstractions les plus raffinées. Les argumens de M. Johnson en faveur des états du sud étaient assurément plus dignes d’un métaphysicien allemand que d’un président des États-Unis. Ces pauvretés formaient pourtant le credo du parti conservateur qui allait être pendant six semaines prôné, discuté, commenté dans les meetings et dans la presse par tous les coryphées du parti. Toutes leurs variantes roulent sur le même thème; tantôt ils allèguent que les états du sud, payant l’impôt au gouvernement fédéral, doivent être admis dans le congrès en vertu du principe : pas de taxation sans représentation; tantôt ils affirment que les états du sud ne peuvent voter un amendement constitutionnel, c’est-à-dire donner signe d’existence et faire acte de souveraineté comme états pendant qu’on les prive de leur représentation légitime. L’inventeur de cet argument ingénieux oublie seulement que le président Johnson lui-même leur a fait exécuter dès l’année dernière ce tour de force impraticable en leur faisant voter, un peu contre leur gré, l’autre amendement constitutionnel qui abolissait l’esclavage. Quand M. Johnson déclame contre la tyrannie et l’usurpation du congrès, les radicaux, pour lui répondre, n’ont besoin que d’invoquer son exemple.

Toute cette grosse artillerie de principes sonores ne faisait pas assez de bruit pour cacher le fond des choses aux esprits clairvoyans. La vérité, c’est que le président avait passé du côté de l’ennemi : l’homme du sud avait reparu sous l’enveloppe de l’unioniste et du démocrate égalitaire. Soit souvenir de son origine, soit calcul électoral, soit impatience de la contradiction ou jalousie contre le congrès, probablement par toutes ces raisons à la fois, il souffrait de voir l’humiliation de ses compatriotes et ne songeait plus qu’à les relever de leur déchéance. Sa prédilection pour les hommes du sud était sincère, et ce n’était pas un vain compliment qu’il leur avait adressé quand, parlant à une de leurs députations, il leur avait dit : « Je suis un des vôtres, I am a southern man. » Son intérêt d’ailleurs s’accordait avec ses affections. Il y avait certainement chez lui une arrière-pensée de s’appuyer sur le sud lors des prochaines élections présidentielles pour tenir tête au concurrent redoutable, Grant, Butler ou tout autre, que les radicaux ne