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impose silence aux mauvais instincts. Le rajah Brooke a dû faire couler des flots de sang pour soumettre les dissidens; il n’a pas épargné les chefs rebelles quand il les a tenus en son pouvoir. Il n’y avait que la peine du talion qui fût assez puissante pour corriger des mœurs sanguinaires. Maître d’une contrée où la vie humaine est comptée pour peu de chose, il lui fallait inspirer aux forbans de terre et de mer une salutaire terreur. Par des mesures de rigueur prises à propos, il a déraciné des coutumes barbares qui rappelaient en plus d’un point les sacrifices humains d’autres pays.

Les mœurs des indigènes de Bornéo s’adoucissent au contact de la civilisation européenne. Hors de là, il semble que rien n’ait encore été fait à Sarawak. Le seul chemin que l’on y trouve est une avenue de deux milles de long qui sert de promenade aux habitans de la capitale. Ailleurs il n’y a que des sentiers presque impraticables tracés à travers les jungles. Se présente-t-il une rivière, on la traverse sur un pont de lianes. Le terrain devient-il marécageux, des troncs d’arbres posés bout à bout forment une sorte de chaussée glissante sur laquelle le voyageur maladroit perd à chaque instant l’équilibre. Les bêtes de somme et à plus forte raison les voitures sont inconnues; à peine existe-il dans l’île quelques chevaux amenés par les résidens européens. Les vraies voies de communication sont les fleuves, sur lesquels les naturels sont habitués dès l’enfance à circuler dans des barques légères, qu’ils ne craignent même pas de conduire en pleine mer. Les eaux regorgent de requins et d’alligators; ils ne s’en effraient pas autrement que des serpens, des scorpions et des innombrables sortes de dangereux moustiques dont le sol est couvert. La vie regorge dans les forêts de Bornéo; mais on n’y rencontre guère que de méchantes espèces. Après avoir inoculé des idées humaines aux indigènes, ce sera une autre œuvre non moins difficile que d’introduire les espèces utiles du règne animal. Pour le moment, le règne végétal est le seul luxe et le seul ornement de cette terre féconde.

La création du royaume nouveau de Sarawak est surtout intéressante en ce qu’elle montre ce que deviennent avec de bons exemples les races jaunes de la Malaisie. A Bornéo comme à Singapore, les naturels prospèrent sous un gouvernement ferme et libéral; ils se soumettent sans difficulté aux maîtres exotiques qui les traitent avec douceur; mais nul d’entre eux, Malais ou Dyak, n’a l’intelligence qui élève les hommes à un niveau supérieur. Leur existence, en quelque sorte végétative, s’écoule paisiblement, sans amener d’amélioration à leur état de société primitif. Chez eux, nul entrain, nul esprit d’initiative. Les missionnaires catholiques ou anglicans n’ont guère eu de succès ici, car la religion, levier si puissant ailleurs, a peu de prise sur l’intelligence médiocre de ces peuples. Les