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die, et qu’il la faille réprimer? Ne voyons-nous pas que les peuples dont l’histoire est finie ont produit leurs plus belles œuvres pendant le temps où ils ont soutenu en vue du progrès les luttes pacifiques et quelquefois même orageuses de la liberté? Si la révolution pacifique et permanente n’est au fond que le perfectionnement en toutes choses, qui peut savoir mieux que chacun de nous les besoins que chacun de nous éprouve? Et qui peut avec plus de justice que tout le monde trouver et appliquer les moyens de les satisfaire? Il faut donc que ces besoins se fassent connaître, qu’ils se groupent, qu’ils se concertent, qu’ils prennent l’empire auquel ils ont droit, et qu’enfin ils demandent à être pleinement et librement discutés dans les assemblées souveraines. Ainsi l’éloquence est la condition de la liberté. Aucune sollicitude monarchique ne peut la remplacer. C’est elle qui maintient la santé du corps social dont elle prévient les maladies; l’application la plus attentive des pouvoirs ne les prévient ni toutes ni toujours. Celui qui a plus de clairvoyance que le plus clairvoyant des hommes, c’est tout le monde. Les discours libres sont dans le corps social comme sont les impressions de bien-être et de douleur dans notre corps, des avertissemens pour la santé et la maladie; l’éloquence les exprime, la liberté sait y répondre.

Les peuples qui ont une fois compris la grande loi naturelle de la lutte des forces morales, et qui savent qu’elle est de tous points analogue à celle des forces physiques, ont autant d’intérêt à la voir s’appliquer sans obstacles qu’ils en ont à se servir des forces naturelles en leur obéissant. La machine sociale est un générateur de forces en activité permanente. Ces forces à la vérité ne sont pas infinies; mais, comme elles s’engendrent sans interruption, le vase où on les tient renfermées supporte une pression intérieure qui s’accroît rapidement avec le temps; il siffle par toutes ses. fissures comme pour avertir qu’il faut détendre cette vapeur accumulée. Si ces bruits menaçans cessent enfin de se faire entendre, c’est un signe certain que la force vive a cessé d’être, que le feu dont elle s’alimentait s’est éteint, et que le mécanisme tout entier n’est plus qu’un corps mort livré à la curiosité du passant. Chez les peuples qui s’éteignent, à l’éloquence survit encore l’histoire avec ses tristesses et ses regrets; après Cicéron, Tacite et Suétone. Le mourant traîne ses derniers jours jusqu’à ce qu’un principe plus jeune et une famille d’hommes plus virile l’aient achevé sur place, et aient fait apparaître dans les mêmes lieux un nouvel être vivant.


EMILE BURNOUF.