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vraisemblance. Vous pouvez en juger. Un homme est mort dans la dernière misère chez un usurier dont il était le locataire. Il a laissé en mourant à cet usurier, espèce de fripon féroce et sans vergogne, qui prend soin de nous étaler sa théorie en matière de charité, il lui a laissé tout ce qu’il avait de précieux, son portrait et un sachet. Un jour, quelque vingt ans plus tard, une dame vient accompagnée de son fils pour acheter ce portrait, dont le hasard lui a révélé l’existence. Elle profite de l’occasion pour s’informer du mystérieux sachet ; elle ne cache pas le prix qu’elle y attache, et met à se le faire donner une insistance assurément fort adroite, car elle en révèle ainsi la valeur au fripon. Celui-ci finit cependant par lâcher le sachet, mais après en avoir soustrait une lettre qui va bouleverser dans un instant la destinée de tout le monde. Le ressort est neuf autant qu’ingénieux. Vous ne manquerez pas d’admirer la sagesse de ce mourant qui remet aux mains d’un coquin, qu’il connaît pour tel, de quoi s’approprier, s’il veut, un secret de la plus haute importance, et vous rendrez justice à la rare prudence de cette dame qui reste vingt ans sans s’en informer. Ce n’est pas ; il est vrai, de cette façon qu’on se gouverne ordinairement dans le monde ; mais les personnages dramatiques ont des privilèges de bêtise notablement accrus de nos jours par la libéralité de beaucoup d’auteurs dramatiques, et auxquels M. Vacquerie a trouvé moyen d’ajouter encore.

Cet usurier est la cheville ouvrière de l’action. L’auteur s’est plu à le doter de tout ce qui constitue, dans l’argot créé par nos romanciers, un homme fort. Repris de justice, père dénaturé, prêteur sur gages, escompteur d’héritages problématiques, brocanteur de vieilleries qu’il entasse dans son capharnaüm, faiseur de mariages à l’occasion, d’ailleurs le plus obligeant du monde, il joint à cela une indépendance d’esprit, une connaissance des hommes, un art de les manier digne d’un profond poétique. Voilà bien des qualités ; mais ce que j’admire le plus en lui, c’est un mérite que les anciens appréciaient fort, — il est heureux. Par une chance unique, il ne trouve sur son chemin que des gens d’une sottise à souhait pour la réussite de ses desseins : il fait de ces révélations qui se paient d’ordinaire à coups de bâton, et on les accueille ; il donne des conseils d’honneur, et il est écouté ; il pénètre les jours de noces dans des maisons qu’il ne connaît pas, et on le laisse passer ; il apporte à des personnes qu’il n’a jamais vues des renseignemens qu’on ne lui demande point, et il échappe au sort inévitable de ces officieux de bas étage, qui est pour le moins d’être jetés à la porte. Cet honnête homme fait tout, il mène par le nez un monde d’imbéciles, et si en fin de compte il perd la partie, c’est par la providence toute gratuite de l’auteur, qui a voulu nous épargner un dernier crève-cœur. Nous croyions ce genre de personnage tombé depuis longtemps en désuétude ; nous pensions que l’usurier du beau monde avait aujourd’hui hôtel et voiture, traitait de prince à prince avec ses cliens, et que, si d’aventure il devait les livrer aux recors, c’était du moins sans manquer jamais aux bonnes manières. Nous étions dans l’erreur ; il restait