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son point de départ et son titre, puis une histoire d’amour fort romanesque, entièrement étrangère à l’action principale, qui lui procure une apparence de dénoûment. On ne s’explique pas comment il a pu prendre la conjuration d’Amboise pour un de ces faits qui peuvent servir de simple épisode et se perdre dans des intrigues de palais. Cet événement n’est pas un complot vulgaire tramé dans l’ombre par quelques individus isolés, qui sacrifient leur nom à la sainteté du but et bravent au péril de leur honneur et de leur vie la réprobation publique. Ce n’est rien moins que la conspiration à peu près spontanée d’un grand parti qui s’émeut en même temps sur tous les points du pays pour apporter au roi ses justes réclamations, percer les murailles de ténèbres dont on entoure le trône, le rendre à l’indépendance et à la lumière. La grandeur d’un tel sujet a de quoi, j’en conviens, intimider une imagination débile ; le plus sage en ce cas eût été de ne point l’aborder. Les conjurés, je veux dire ceux qui se jettent les premiers dans le péril, héroïque avant-garde d’une nation suppliante, ne sont pas gens non plus qu’il soit permis, comme le fait M. Bouilhet, de réduire au rôle de comparses. Ils avaient droit à plus de justice, et derrière eux il fallait montrer l’agitation de tout un peuple réduit au désespoir, prêt à passer de la supplication à la menace ; il fallait faire entendre, ne fût-ce que de loin, le murmure grossissant des opprimés, les voix des grandes eaux qui s’enflent par intervalles et annoncent les catastrophes prochaines. Il fallait en un mot tout à la fois animer la masse populaire et en détacher avec vigueur des figures dignes d’exprimer ses passions et de parler en son nom. Enfin, si le poète voulait jeter dans une telle tragédie quelque histoire d’amour, il ne fallait pas que ce fût une froide galanterie, sans intérêt, incapable de modifier en rien la marche des événemens. M. L. Bouilhet ne nous paraît pas avoir compris les conditions élémentaires du sujet choisi par lui. Le personnage collectif, le plus difficile à manier, mais aussi le plus indispensable de tous dans ces grandes crises nationales, la foule, est complètement absente de son drame, et rien n’en fait soupçonner l’existence. Tout se passe entre quelques personnages de cour, tout s’épuise en allées et venues le plus souvent dénuées de motif raisonnable, dans une sphère abstraite et solennelle comme celle de l’ancienne tragédie, dont le vide du moins était rempli par des passions énergiques et contagieuses.

Aussi une obscurité glaciale enveloppe d’un bout à l’autre la partie d’échecs politique dont M. Bouilhet nous déroule le languissant tableau. On tâtonne avec ennui dans les détours confus d’une action qui ne procède pas de mobiles suffisamment intelligibles. On ne saurait donner d’une manière plus naïve et plus complète dans le piège que l’histoire tend nécessairement à ceux qui veulent y découper des drames tout faits. L’auteur s’est flatté d’être assez clair, parce que, à part cette fiction d’amour dont nous ne prétendons pas lui demander compte, il a suivi pied à pied l’histoire et recueilli consciencieusement force menus faits, détails anecdotiques, mots traditionnels, qu’il introduit tant bien que mal dans son drame.