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J’ai indiqué un autre point où l’école expérimentale se sépare nettement de la doctrine positive. Il s’agit de tout un ordre d’idées supprimées par cette doctrine, conservées par l’école expérimentale, sinon comme des points d’appui sur lesquels on puisse élever une théorie scientifique, du moins comme des pierres d’attenté sur lesquelles il est permis à chacun d’élever l’édifice provisoire de sa foi ou de ses opinions personnelles, sans cesser pour cela d’être pris au sérieux comme penseur ou comme savant. La discipline rigoureuse de la philosophie positive ne pouvait se maintenir longtemps même parmi ceux qui en acceptaient les principes. Des esprits scientifiques, positifs par certaines habitudes et même par le tour général de leur pensée, mais moins exclusifs, ont bientôt senti le besoin d’admettre des tempéramens, des compromis ; ils ont cherché je ne sais quelle alliance, après tout fort désirable et moins impossible qu’on ne le suppose, entre deux sciences et deux méthodes dont on ne peut pas dire qu’elles s’excluent par ce simple fait qu’elles ne tendent pas au même but et que chacune d’elles poursuit un ordre spécial de problèmes. L’un de ces libres esprits, que ses beaux travaux, sur la synthèse chimique recommandent à l’attention publique quand il s’agit de méthode expérimentale et de philosophie, M. Berthelot, a bien marqué cette distinction fondamentale par le titre même d’une piquante étude : la Science positive et la science idéale[1], moins sceptique dans son esprit général que dans ses conclusions apparentes, plus favorable à la métaphysique qu’on ne pourrait le croire à une lecture superficielle. Il s’y révèle un mode de penser que je crois assez généralement répandu parmi les savans. M. Berthelot admet qu’il puisse y avoir autre chose à concevoir, — sinon à connaître expérimentalement, — que des liaisons de phénomènes, et qu’au-delà des limites où s’arrête la science positive il soit possible, sans trop de mysticisme, d’apercevoir les contours et de tracer l’esquisse d’une certaine science idéale, où les principes premiers, les causes et les fins retrouveront leur place et la garderont légitimement, pourvu que l’on maintienne avec rigueur les frontières qui séparent ces deux régions, et qu’il ne puisse jamais y avoir entre les deux sciences voisines compétition de limites, empiétement, conquête ni annexion frauduleuse ou violente. C’est là au moins une politesse à la métaphysique et comme un hommage dont il faut savoir gré à des savans. Ils la saluent de loin comme une puissance non hostile, mais étrangère, sans communiquer directement avec elle, mais en reconnaissant de

  1. Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1863. — On pourrait encore définir cette situation philosophique en cherchant des exemples dans l’idéalisme brillant, bien qu’un peu vague, d’un écrivain scientifique que nos lecteurs connaissent, M. Laugel. (Problèmes de la nature, — Problèmes de la vie.)