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odeur ammoniacale qui s’exhale du sol ; sa vue se trouble, ses oreilles bruissent, sa gorge se contracte, il lui tarde de fuir cette poussière acre et pénétrante qui l’enveloppe comme un nuage. Que l’on se figure ce que doit être l’existence des malheureux condamnés à fouiller journellement ce sol malsain et à en respirer les miasmes délétères ! Ils n’y résistent pas longtemps d’ailleurs, et je ne puis songer sans horreur à la mort hideuse de l’un d’eux, que nous vîmes, lors de notre visite à ces îles, perdre l’équilibre en déchargeant un wagon, pour tomber dans la manche : asphyxié par le guano, il arriva dans la cale à l’état de cadavre. Ce n’était pas, nous dit-on, le premier accident de ce genre.

Il est très difficile de donner une évaluation, même approximative, du nombre de Chinois qui vivent ainsi à l’étranger dans les divers centres où nous les avons suivis. A peine a-t-on tenu compte des expéditions par contrat ; encore ce relevé a-t-il été à peu près complètement négligé pendant vingt ans. Cette émigration salariée n’est d’ailleurs qu’une fraction numériquement insignifiante de la grande émigration libre, à l’œuvre depuis des siècles à Bornéo, à Java, à Siam, à Manille et en Cochinchine. La meilleure preuve de l’incertitude qui règne sur cette matière ressort de la divergence des évaluations, toutes aussi hypothétiques les unes que les autres. A la Havane, le nombre des Chinois est fixé par les uns à 200,000, par d’autres à 60,000, tandis que l’auteur d’un ouvrage apprécié sur Cuba, don José Garcia de Arbolega, ne l’estime qu’à 14 ou 15,000. Il y a exagération dans les deux sens, car l’introduction de ces étrangers dans l’île remonte à 1847, et, quelle que puisse être la mortalité, il semble difficile qu’ils soient moins de 60,000 aujourd’hui. A Siam, les écarts sont plus formidables encore. D’une part Mgr Pallegoix, à qui son long séjour dans le pays, donne une grande autorité, ne craint pas d’attribuer à cette population un chiffre évidemment inadmissible de 1,500,000 âmes, de l’autre M. Montgomery-Martin, l’un des hommes qui connaissent le mieux l’extrême Orient, s’arrête à 500,000, enfin le consul actuel de la Grande-Bretagne à Bangkok, dans son dernier rapport officiel, n’en admet que 200,000. A Java, le comte de Hogendorp les évalue à 85,000, M. Montgomery-Martin à 120,000, et un document administratif, datant déjà de quelques années, à 200,000. Ce n’est donc qu’un peu au hasard qu’on en compte de même 150,000 à Bornéo, 50,000 aux mines d’étain de l’île de Banca, 80,000 à Manille, etc. Ce que l’on peut dire de moins vague est que l’ensemble de ces émigrans dépasse certainement 1 million et peut-être même 2. C’est une bien faible fraction de l’immense population de la mère-patrie, où l’on comptait, d’après les recensemens les plus récens, 367 millions