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compatriotes aux deux bouts d’une perche portée sur l’épaule ; d’un côté est une boîte contenant un réchaud allumé et une marmite remplie de soupe, de l’autre est un panier chargé de riz, de vermicelle, de gâteaux et de tous les ingrédiens nécessaires à ce Chevet errant pour servir au prix de trois sous un dîner complet de quatre plats. À côté de ces héros de la sobriété, on pourrait citer des Crésus exceptionnels, dont la fortune figurerait en première ligne sur tous les marchés de l’univers. Ceux-là, le plus souvent, sont fixés dans le pays sans idée de retour. Il en mourut un en 1864 qui, sans ressources à son arrivée, s’était amassé en trente ans 10 millions de francs, un autre en revanche fit en 1865 une faillite de 4 millions ; mais celui de ces négocians privilégiés que connaissent le mieux, au moins de nom, tous les officiers français qui ont touché à Singapore, est le célèbre Whampoa, dont le véritable nom est Tau-Ah-Kee. Fournisseur des bâtimens de guerre de toutes les marines européennes depuis nombre d’années, consul de Russie même, si je ne me trompe, lui seul pourrait dire le chiffre de son immense fortune. Sa maison de campagne de Toah-Pyoh est une des curiosités des environs, où l’on peut étudier à loisir les arbres taillés en formes bizarres, et surtout les réductions lilliputiennes qui font la gloire de l’horticulture chinoise.

En Cochinchine, ce qui ressort le plus clairement des documens incomplets dont nous disposons, c’est qu’au début des temps historiques les habitans autochthones[1] furent pendant des siècles soumis à la domination chinoise. L’Annam n’était alors qu’une dépendance du grand empire, et le mouvement d’où devait sortir l’indépendance nationale ne date que du commencement du XVe siècle. Les annales indigènes le font remonter à 1428. La lutte fut longue et acharnée, et se termina, dit-on, par le massacre général des Chinois répandus dans le pays. Leur régime toutefois avait duré trop longtemps pour n’avoir pas laissé des traces profondes : éducation, lois, religion, langue officielle, arts et littérature, tout était resté chinois après eux, et eux-mêmes ne tardèrent pas à revenir, ainsi qu’ils l’ont fait partout ailleurs. En 1680, d’après l’auteur d’un livre que nous avons déjà eu l’occasion de citer, le Gia-Dinh-Thung-Chi, le général en chef de la province de Canton arriva dans le port

  1. Le nom caractéristique qui les désigne comme race est Giao-Chi, signifiant que le gros doigt de pied est écarté du second. C’est encore dans tout le pays la marque distinctive du véritable Annamite, et il est assez curieux de voir ce signe bizarre se perpétuer à travers les siècles malgré tant d’alliances successives. On pourrait citer un trait analogue chez le chat domestique, qui se propage en Cochinchine avec la queue cassée sur un angle de 90 degrés, indice certain de son origine autochthone. (Notes historiques sur la nation annamite, par le père Legrand de la Liraye.)