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l’ambition. De nos jours, il est surtout dénoncé à la conscience universelle comme la première violation d’une nationalité qu’on veut anéantir après l’avoir mise en lambeaux. La plainte éternelle de cette victime de la force est devenue le commentaire le plus touchant et le plus dramatique de ce principe de nationalité qui de la science et de la littérature a passé dans la politique.

On peut donc en déplorer l’apparition ; il serait puéril d’en nier l’importance. Il est d’autant plus essentiel de la reconnaître qu’il y a grand intérêt à en surveiller, à en limiter l’application. Tout le monde sait, tout le monde voit à quels dangers, à quels excès il peut conduire. Son plus grand défaut, c’est d’être hypothétique et arbitraire. Dans les cas même où il serait fondé sur les témoignages les plus certains de l’histoire et de l’ethnographie, il ne pourrait encore être en politique une règle absolue que s’il était vrai que les peuples du même sang veuillent et pensent toujours de même. Or cette supposition est radicalement fausse. Certes les religions sont dans une relation bien plus intime que les gouvernemens avec la nature morale des races humaines, et la religion transmise au monde par les races sémitiques n’a guère aujourd’hui d’adhérens intelligens et fidèles que dans les races aryennes. La politique offrirait des contrastes analogues. Qu’est-ce d’ailleurs que la nationalité ? Où finit-elle, où commence-t-elle ? Comme idée venue du monde savant, il serait conséquent d’en chercher les preuves dans le consanguinité physiologique et la communauté de langage. Or à ces deux titres le lien de nationalité subsisterait entre les Polonais et les Russes. On peut faire remonter les Celtes et les Saxons, les Irlandais et les Anglais à une souche commune, et il serait difficile de motiver une opposition de race entre les Danois et les Prussiens. Ce n’est donc nullement par des faits en quelque sorte matériels, par des causes pour ainsi dire fatales, qu’il faut établir la nationalité. Elle résulte bien plutôt de circonstances toutes morales, c’est-à-dire de l’accord des opinions, des penchans et des volontés des peuples, toutes choses qui tiennent elles-mêmes en grande partie à leurs antécédens historiques. On voit que la nationalité se ramène essentiellement à ce que veut une nation. Je ne saurais attaquer cette dernière idée d’une manière absolue. Je crois pleinement que la volonté d’une nation ne doit pas être violentée, et par exemple la volonté nationale était à Milan ou à Venise une indestructible objection à la domination autrichienne ; cependant, tout libéraux que nous sommes, nous devons convenir que la volonté d’une nation est chose assez douteuse, souvent assez changeante, toujours assez difficile à constater, pour qu’elle ne puisse être prise à la légère comme principe absolu et universel de