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vie à deux comme l’idéal de la félicité. Il ne lui fallut pas longtemps pour être désabusée. Malgré les fanfaronnades de Cannie Jock, qui lui annonçait chaque jour une « magnifique affaire, » la chance ne leur était point favorable. L’argent manquait presque toujours au logis, et Jane, plus soucieuse que jamais, bien que le remords ne se fît pas encore jour dans son âme, dut se résoudre à suivre l’exemple maternel en sous-louant à la nuit son misérable logement. Peut-être aurait-elle été tentée de rentrer à la fabrique ; mais le travail en ce moment n’abondait pas, et les patrons, plus indulgens lorsque l’ouvrage presse, se montraient peu disposés à réadmettre une personne aussi déplorablement notée que l’était désormais la compagne de Jock Ewan. Le pire de tout, c’est qu’elle commençait à déchiffrer le caractère ambigu de cet être pervers à qui son malheureux sort l’avait unie. Ne l’ayant guère connu qu’aux heures de prospérité, il ne lui était jamais apparu comme elle l’entrevoyait dès lors, profondément égoïste, poussant l’ingratitude jusqu’au cynisme et la prudence jusqu’à la couardise. — En vérité, me disait-elle un jour, je ne pourrais expliquer le goût que j’avais pour lui. C’était un poltron, et il me trompait à la journée ; personne enfin, si ce n’est moi, ne l’aimait. — Elle l’aimait si bien qu’elle supportait sa tyrannie, ses mauvais traitemens, et que, scrupuleusement fidèle, par son ordre elle volait, par son ordre chaque soir elle allait au dehors lui chercher quelque proie, sans pouvoir en échange de cette docilité, de ce dévouement pervertis, se flatter de lui avoir plu. Tel qu’il m’est apparu dans ses naïfs récits, ce petit misérable avait tous les instincts de la domination la plus despotique sans le courage, qui parfois les rend excusables. Sa lâcheté même fut cause du second « malheur » arrivé à Jane. Il lui avait amèrement reproché de ne rien faire pour le ménage et l’avait menacée de la planter là, si elle persistait dans ce qu’il appelait sa paresse. Elle sortit exaspérée, oubliant toute prudence, et sa première tentative provoqua une arrestation immédiate. Cette récidive lui valut soixante jours de prison avec travail forcé. Mary Loggie, qui s’était glissée parmi la foule jusqu’au pied du tribunal, lui jeta un regard de sympathie. Elle savait au juste, elle, ce que représentait une sentence pareille. Quant à Jock Ewan, il se garda bien de se montrer, et pourtant il ne courait aucun risque.

Cette fois Jane habitait seule sa cellule ; les loisirs que lui laissait une tâche ingrate étaient la plupart du temps consacrés à de pénibles réflexions sur l’emploi que Jock Ewan devait faire de sa liberté ; mais bientôt d’autres préoccupations succédèrent à celle-ci. Certains doutes lui étaient venus, qu’elle voulut éclaircir. Le médecin de la prison ne les lui laissa pas longtemps. — Pauvre petite !