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du Paraguay, il leur restera la tâche difficile de traverser sans encombre un pays semé d’obstacles et systématiquement ravagé par ses propres habitans, et c’est après avoir heureusement accompli cette marche aventureuse qu’ils pourront enfin investir l’Assomption, qui est aussi une place forte et facile à défendre. On le voit, l’entreprise n’est pas des plus aisées, et si les généraux brésiliens, effrayés à bon droit d’avoir choisi une pareille route, veulent modifier leur plan d’invasion, ils devront, si cela est possible, commencer par évacuer leurs positions actuelles, en accordant ainsi au président Lopez le prestige d’une première campagne victorieuse. Dans tous les cas, les énormes sacrifices que devra s’imposer le Brésil seront hors de proportion avec ceux qui ont été faits jusqu’ici, et ne pourraient être compensés par le produit du pillage du Paraguay tout entier.

Ce qui pouvait d’abord donner quelques doutes sur l’issue probable de la campagne, c’est qu’on ignorait, au milieu du conflit des assertions contradictoires, si les Paraguayens étaient simplement de timides Guaranis, tremblant devant leur supremo comme devant un dieu, ou bien s’ils étaient hommes à aimer fortement leur patrie et leur indépendance nationale. Aujourd’hui le doute n’est plus permis. Si les populations du Paraguay étaient vraiment des troupeaux asservis, ce serait un phénomène nouveau dans les annales de l’humanité que des esclaves puissent combattre avec une pareille vaillance. Les faits que l’on cite d’eux, et qui pour la plupart sont racontés par leurs ennemis eux-mêmes, sont presque merveilleux d’audace, et, s’ils n’ont pas été accomplis suivant les règles de la tactique ordinaire, ils n’en prouvent que mieux combien est énergique et plein d’élan ce soldat paraguayen que l’on dépeignait comme une machine. A Tuyuti, les artilleurs montent en croupe derrière les cavaliers, s’élancent avec eux au milieu des batteries ennemies et bondissent sur les pièces pour en sabrer les défenseurs, s’atteler aux affûts et traîner ces trophées en dehors des lignes brésiliennes. De pareils faits ne sont-ils inspirés que par de simples ordres de Lopez ou bien témoignent-ils d’une véritable initiative guerrière ? Du moins on ne saurait dire qu’ils sont accomplis par des mercenaires, car la république n’est pas assez riche pour donner une solde à ses défenseurs.

D’ailleurs, si le président du Paraguay n’avait pas compté sur l’énergie des habitans, ce n’est pas sans folie qu’il eût osé braver le Brésil. En admettant avec la statistique officielle que la population totale du pays s’élève à près d’un million et demi d’habitans, quelle force de cohésion n’a-t-il pas fallu à cette petite nation pour qu’elle ait pu résister si heureusement aux armées impériales du Brésil et à leurs alliés de Buenos-Ayres et de Montevideo !