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peuples et l’or des banquiers. Comment s’étonner après cela que tant d’esprits honnêtes, sans parler des adversaires de parti-pris, nous disent par toute l’Europe : « Quel est donc ce droit nouveau que vous reconnaissez à la Prusse ? La Prusse elle-même n’en veut pas, elle n’admet que le vieux droit, le droit de la force, et, comme les théocraties d’autrefois, elle met ses injustices sous l’invocation de la Providence. » Hélas ! ce n’est pas seulement hors du cercle des vainqueurs que ces protestations se font entendre. Je lis dans un des organes les plus accrédités du libéralisme prussien et du patriotisme allemand, le Messager de la frontière, qu’à Berlin même, malgré l’ivresse des ovations, on voit bien des visages attristés, on devine bien des consciences qui se troublent. Arborer la bannière de l’unité au nom des principes de notre siècle et réaliser cette œuvre au nom des principes de l’ancien régime, quelle perturbation pour les âmes droites ! De pareilles équivoques répugnent à la loyauté allemande. On se demande où l’on va et si le parti de la croix est le seul qui ait lieu de se réjouir. C’est ce parti en effet, si puissant dans les hautes sphères de l’état, qui semble avoir en cette circonstance dominé le gouvernement ; c’est le parti théocratique et féodal, le parti qui déteste l’esprit moderne, qui nie le droit des peuples, qui ne cesse d’injurier la France, c’est ce parti-là qui a parlé le jour où le vainqueur a dit : « Nous prenons ! »

Je sais bien que le Messager de la frontière, en signalant avec franchise ce trouble de bien des consciences, s’efforce de les rassurer. « Ce qui se passe, dit-il, n’est-ce pas une révolution ? En temps de révolution, a-t-on le choix des moyens ? Ne faut-il pas courir au plus pressé ? ne faut-il pas saisir au vol le jour, l’heure, l’instant précis ? L’occasion, propice aujourd’hui, demain peut-être sera perdue. » Henri de Sybel, répondant ici même à notre collaborateur M. Forcade, disait quelque chose de semblable lorsqu’il affirmait que sur bien des points, en présence des menées légitimistes, d’énergiques mesures seraient nécessaires. Cet argument, tout le monde le sait, est le lieu commun des révolutions ; dans aucune circonstance, il ne m’a paru moins admissible que dans la révolution allemande : il ne s’agit pas ici d’une révolution accomplie par des forces populaires violemment déchaînées ; la révolution allemande a pour chef un grand état qui a pris en main la cause nationale afin d’empêcher la démagogie de s’en emparer et de la perdre. Les publicistes libéraux de l’Allemagne constatent même avec joie cette différence essentielle entre nos révolutions passées et leur transformation présente. « Il y eut un temps, dit M. de Treitschke, où les idées de la démocratie française dominaient le monde allemand, où ces rapides et heureuses batailles de la rue, qui dans la capitale d’un état centralisé décidaient du sort du pays,