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Avec le maigre courant d’émigration des Français du XIXe siècle, il fallait en effet un pays tout peuplé ; il fallait de plus que ce pays offrît les élémens d’un commerce rémunérateur, et que ses ressources lui permissent de se suffire à lui-même, pour que les dépenses de l’administration ne vinssent pas s’ajouter aux charges de l’établissement militaire. Enfin il fallait que cet établissement fût à la fois militaire et naval, afin de pouvoir au besoin servir de hase d’opérations dans l’éventualité d’une guerre maritime.

La Basse-Cochinchine résolvait admirablement tous les termes de ce problème compliqué, et elle les résoudra bien mieux encore le jour où nous aurons complété l’occupation de ce splendide delta par l’annexion des trois provinces annamites de Ving-Long, de Chaudoc et d’Hatien. Peuplé d’un million d’habitans laborieux et rompus aux travaux de la terre, ce pays nous a donné en peu d’années, sans pression et par le seul effet d’une habile administration, des revenus suffisans pour équilibrer ses dépenses propres. Les exportations, presque au lendemain de la guerre, s’y sont élevées à plus de 20 millions. Quant aux avantages stratégiques, ils sont plus frappans encore, et je ne saurais mieux les faire ressortir qu’en prenant pour terme de comparaison notre ancienne colonie française du Canada. Des deux parts on voit un magnifique fleuve navigable pour des vaisseaux de haut bord jusqu’à la ville principale, bien au-dessus de l’embouchure. Encore le Donnaï, par la moindre largeur du lit comme par l’heureuse disposition des coudes qu’il présente, est-il bien plus facile à fortifier que le Saint-Laurent : une poignée d’hommes résolus peut s’y défendre pendant des années sans secours du dehors. En Cochinchine, nous n’avons d’ailleurs à redouter d’attaque que du côté de la mer, tandis que le Canada était vulnérable sur toute la longue étendue de la frontière américaine. Cependant avec 4 ou 5,000 hommes de troupes et les vaillantes milices canadiennes, Montcalm, abandonné de la métropole, résista près de cinq ans aux efforts de la Grande-Bretagne, et ce fut l’honneur de nos armes qu’il ne succomba dans cette lutte que sous l’incroyable acharnement déployé par les colonies anglaises d’Amérique. Quelques années plus tard, dans une autre guerre également glorieuse, nous savons comment les brillans succès de Suffren restèrent stériles par manque d’un point d’appui. Les circonstances qui l’amenaient alors dans l’Inde conduiraient aujourd’hui ses successeurs dans les mers de Chine : Saïgon y sera pour eux le point d’appui qui fit défaut à l’héroïque bailli.


ED. DU HAILLY.