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on ne put donner la sépulture aux jeunes amans. De beaux arbres poussèrent auprès du lieu où l’on avait placé leur cercueil, et, le souvenir de cette jeune fille devenant très populaire, les barques s’arrêtaient auprès ; chacun allait avec tristesse visiter son cercueil. C’est à cause de cela que ce lieu est nommé Doï-ma, les deux ombres.

En même temps que nous avions la bonne fortune de ne pas rencontrer d’obstacle sérieux dans la croyance religieuse des Annamites, nous trouvions dans leur système municipal un point d’appui qui nous permettait d’assurer notre domination sans trop de secousses ni de changemens brusques. Chaque village forme en effet une sorte de petite république s’administrant et se gouvernant elle-même au moyen d’agens choisis parmi les notables de la commune. Ces notables, tous propriétaires, sont inscrits sur un registre dit dinh-bô, et ils constituent seuls ce que l’on pourrait appeler la population officielle du pays ; seuls aussi ils supportent vis-à-vis de l’état certaines charges, telles que l’impôt foncier, la cote personnelle, le service militaire ; en retour de ces charges leur est assurée la possession exclusive des postes administratifs d’ordre inférieur et de fonctions honorifiques, toujours très recherchées. En eux se résume donc le village légal. Il s’en faut toutefois qu’ils représentent l’effectif réel des habitans, et c’est ici que se trouve l’un des points les plus singuliers de cette organisation dans le régime auquel est soumise la seconde catégorie de la population, composée de l’élément flottant dit des ngu-cu. « Le mot ngu-cu, dit M. de Grammont, est un verbe annamite qui correspond au latin hospitari. Cette étymologie indique qu’il s’agit de gens recevant l’hospitalité de la commune et en étant en quelque sorte la portion externe et mobile. Venus d’autres villages pour un intérêt quelconque, ils se seront établis dans ce nouveau milieu en faisant à un désir personnel ou à des nécessités pressantes le sacrifice volontaire de leur vie officielle. Ainsi se forme, à côté de la classe inscrite et connue, une autre classe plus nombreuse que la première, souvent riche et aisée, toujours frondeuse et remuante, et par-dessus tout désintéressée du souci des affaires publiques. La commune officielle dut chercher à rabaisser cet élément embarrassant, pour rétablir un équilibre qui menaçait de se rompre à son désavantage, et elle ne trouva rien de mieux pour cela que d’interdire aux ngu-cu les fonctions publiques, en même temps qu’elle se déchargeait sur eux de certains impôts et corvées. Ainsi se sont établis deux gouvernemens dans cette hiérarchie municipale, celui du village officiel par l’état et celui des ngu-cu par le village lui-même. Le besoin de constituer une commune forte et responsable a donné naissance à cette tutelle, et les mandarins ont volontiers favorisé, au bas de l’échelle