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Le choix de l’emplacement des pagodes est une affaire importante ; nul site n’est assez pittoresque pour elles, nul bosquet assez touffu, nul ruisseau assez frais. Aussi justifient-elles souvent par leur heureuse situation les éloges que leur donne le haut mandarin Trang-Hoï-Duc dans sa description officielle de la Basse-Cochinchine[1]. « Au sommet de la colline est la pagode d’An-tôn, dit-il. C’est là qu’au milieu de la nuit se chantent les prières écrites sur des feuilles d’arbre. La cloche résonne, et sa voix s’élève comme une fumée jusque parmi les nuages. Une eau claire et limpide entoure la colline, et de légères barques vont y cueillir la fleur du nénufar. Les jeunes filles préparent (le riz, et le soir elles vont l’offrir à la pagode. Aux époques de grandes fêtes, on voit les bacheliers et les docteurs gravir les dix marches du temple, la coupe d’une main et la boîte à bétel de l’autre ; ils entonnent des chants sacrés, et, assis sur la colline dont les fleurs émaillent l’herbe à leurs pieds, leur poésie va se perdre comme un encens, pendant qu’ils éprouvent une véritable joie à la vue d’un si beau site… » Et ailleurs : « Au sommet de la montagne se trouvé la pagode de Bao-phong. Des vapeurs s’élèvent des nuages qui couronnent le pic, dont les nombreux arbres forment des bosquets obscurs et ombragés. C’est là que le jeune étudiant s’en va joyeusement faire couler le vin des fêtes dans sa coupe brillante ; c’est là aussi que les jolies filles s’avancent, chaussées de leurs petits souliers, et vont brûler des baguettes odoriférantes. » On sera moins étonné de voir ainsi l’écrivain officiel réunir dans les pagodes les jolies filles aux jeunes étudians, quand on saura que ces édifices servent à maints usages où le culte n’a que faire, et qu’ils sont aux jours de fête le lieu de réunion et la salle de festin des notables de la commune. Au début de mon séjour dans le pays, je me souviens qu’un matin, à la vue d’un grand pavillon rouge qui flottait sur la pagode principale d’un village où nous arrivions, l’interprète s’écria transporté d’aise : Comœdiam, comœdiam ! On avait effectivement déballé le chariot de Thespis en plein temple, et le maire s’empressa de nous faire asseoir à la place d’honneur, derrière un énorme tam-tam destiné à donner le signal des applaudissemens. On jouait un de ces drames héroï-comiques, invariable fond du théâtre annamite, dont la représentation peut durer plusieurs jours, comme jadis nos mystères du moyen âge. L’analyse en est impossible ; c’est une succession non interrompue de combats, de chants, de danses et de déclamations, où l’on ne sait quel coup d’œil est le plus curieux, de la

  1. Gia-Dinh-Thung-Chi, ou Histoire et description de la Basse-Cochinchine, traduites d’après le texte chinois original, par M. G. Aubaret, capitaine de frégate ; Paris 1863. — Cet ouvrage a été écrit, il y a trente ans environ, par le mandarin Trang-Hoï-Duc, lieutenant du vice-roi de Gia-dinh en 1810.