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provinces que le souverain de l’Annam a faite à l’empereur Napoléon est comme un mariage où la jeune fille accordée à son fiancé, tout en lui devant obéissance, ne renie pas pour cela son père : l’épouse, bien traitée par celui qui la protège et veille à ses besoins, perd bientôt toute appréhension, et, sans oublier ses parens, finit par aimer son mari. Ainsi il adviendra du peuple annamite… » Huit jours après la prise de Go-cong, le Forbin allait annoncer à Tu-Duk la prochaine venue des plénipotentiaires apportant les ratifications du traité du 5 juin précédent, et le 16 avril, à Hué, l’amiral Bonard remettait lui-même en audience solennelle à l’empereur d’Annam le traité revêtu de toutes les signatures. Ce fut le dernier acte de son administration. Il ne revint à Saigon que pour rentrer en France, en laissant la direction des affaires entre les mains de son successeur, l’amiral de La Grandière.

Nous arrivions en Cochinchine peu après cette époque. C’était, il m’en souvient, par une de ces après-midi pluvieuses qui se succèdent avec une si désespérante régularité d’avril en octobre, pendant toute la durée de la mousson de sud-ouest. Un brouillard impénétrable se condensait autour de nous ; le vent était presque tombé, et nous avancions rapidement à la vapeur, en cherchant à percer de nos regards l’épais rideau de brume qui nous cachait la terre. Bientôt la mer changea de couleur, indiquant ainsi la diminution du fond, et le massif montagneux du cap Saint-Jacques se dessina confusément à l’avant avec la silhouette caractéristique du phare dont il a été surmonté par nous. Quelques minutes après, nous reconnûmes la petite baie des Cocotiers, l’un des plus gais paysages de la côte quand le soleil l’éclaire, l’un des plus tristes quand la pluie l’enveloppe d’un suaire humide ; cette pluie assombrissait notre bienvenue. Un peu plus loin, nous rencontrâmes la frégate la Didon, vieux serviteur usé à la peine, qui, après de glorieuses campagnes, après avoir touché dans toutes les parties du monde et promené fièrement sur les mers maint pavillon amiral, finissait obscurément sa longue carrière, transformée en corps de garde flottant à l’embouchure du Donnaï. Nous entrions dans la rivière de Saigon. Une eau d’un jaune sale et limoneux fuyait le long du bord, et sur chaque rive s’étendaient à perte de vue de vastes plaines d’alluvion, uniformément recouvertes d’inextricables fourrés de palétuviers. Pas un village, pas une maison apparente. De loin en loin, à mesure que se déroulaient les méandres successifs du fleuve, nous rencontrions un navire européen ou bien un convoi de barques annamites, tantôt cheminant avec le courant, tantôt mouillé patiemment derrière une pointe en attendant le renversement de marée. parfois aussi nous croisions rapidement une de ces petites canonnières en fer, courtes et ramassées, si