Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/895

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

approchait. Je revins à fond de train, talonnant de toutes mes forces ma monture trop paisible, évidemment plus accoutumée à labourer un champ qu’à galoper sur une route de montagnes. J’arrivai enfin hors d’haleine pour trouver le bateau fort tranquille et tout occupé à embarquer sa provision de houille. Des files de négresses allaient et venaient sans relâche, portant sur leurs têtes les corbeilles pleines d’un charbon aussi noir qu’elles. Je m’amusai quelque temps à regarder une trentaine de négrillons tout nus qui jouaient dans la mer. Leurs corps bruns ondoyaient sous la vague azurée, dont la transparence étonnante les laissait voir flottans sous l’eau comme des ombres. Nous leur jetions des oranges et des pièces de monnaie : ils plongeaient tous ensemble. et se disputaient leur proie au fond de l’eau, En les voyant monter, descendre, nager entre deux eaux, faire des culbutes et des pirouettes sous les vagues, puis reparaître et sauter à la surface comme des oiseaux de mer, on eût dit une nuée de poissons volans qui prenaient leurs ébats au soleil.

Nous ne partîmes qu’au milieu du jour : encore le bateau, trop chargé, n’avançait-il que lourdement. Nous longeâmes la côte, admirant toujours la masse imposante et hardie du Piton, dont l’aspect, et la forme changeaient à chaque minute. En traversant la baie de Saint-Pierre, nous vîmes de près ses hautes maisons à la française, que renversent périodiquement les tremblemens de terre. Derrière la ville, un ravin tortueux et profond s’engage dans la montagne : c’est là qu’est situé le célèbre jardin botanique dont la magnificence végétale dépasse encore, dit-on, celle de la vallée du. Piton. Le massif rude et sévère de la Montagne-Pelée, tout hérissé d’escarpemens et d’assises de roches superposées comme les degrés d’un escalier gigantesque, se coiffe d’un gros nuage qui semble l’écraser. Nous avançons, et sur l’autre face la Montagne-Pelée nous apparaît couverte d’une végétation luxuriante. Ce côté de l’île est incomparablement le plus beau. Les montagnes, brisées dans tous les sens et disloquées par d’anciennes convulsions volcaniques, s’inclinent brusquement vers la mer sous une toison de forêts impénétrables. Des centaines de torrens en descendent par des vallées étroites et profondes, sombres défilés regorgeant de verdure. Parfois un cirque de rochers imposans se dresse comme une muraille au fond d’un ravin dont il barre le passage, et une cascade lointaine y dessine un long filet d’argent. Au-dessus, les sommets dentelés s’entassent les uns sur les autres comme les clochetons d’un immense palais gothique. L’épaisse et fine chevelure qui s’accroche à leurs flancs rapides adoucit l’âpreté de leurs formes étranges. Sombre et veloutée dans les profondeurs, tendre et