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de la ruine. Plus l’émancipation est brusque et radicale, plus elle doit causer d’inévitables désastres. Il faut la pression des événemens extraordinaires, en France la révolution de 1848, en Amérique la guerre civile et la rébellion des états du sud, pour déterminer ces mesures absolues qui font peser sur une seule génération tout le poids de l’épreuve. Une pareille révolution sociale ne peut s’accomplir sans une secousse dangereuse. Je crois que les États-Unis s’en tireront à leur honneur, parce que les nègres émancipés, s’il est vrai qu’ils refusent aujourd’hui le travail, en sentiront bientôt la nécessité impérieuse, et qu’à leur défaut l’émigration ne peut manquer d’apporter dans le pays une nombreuse population ouvrière qui leur donnera l’exemple et les stimulera par la concurrence à gagner leur vie. Il n’en est pas de même aux Antilles. La vie y est trop facile pour ne pas encourager chez les noirs une oisiveté dont ils ne comprennent pas les funestes conséquences. Quant à importer dans le pays une population nouvelle, c’est un rêve chimérique auquel personne ne s’arrête. L’abolition de l’esclavage a été la réparation nécessaire de la plus révoltante iniquité du monde, mais il ne faut pas se déguiser qu’elle a laissé de grands maux derrière elle.

Est-ce à dire qu’il faille la regretter ? A Dieu ne plaise que ce soit là ma pensée ! Il est bien légitime qu’on ait à expier la honte et à payer la rançon de cette justice tardive. S’il y a encore un espoir de salut pour les colonies, ce n’est pas dans un retour impossible vers l’esclavage, c’est dans un gouvernement plus juste et plus libre. Ce qu’elles demandent aujourd’hui, ce qu’on ne peut leur refuser sans injustice, c’est qu’on leur accorde l’achèvement de l’expérience qu’on a tentée sur elles, c’est qu’on mette fin à leur position équivoque entre les entraves du vieux système colonial et les principes libéraux des nouvelles doctrines économiques, c’est en un mot qu’on leur donne l’égalité commerciale et l’indépendance politique. Elles ne peuvent rester sous un régime composite qui n’a ni les avantages de la protection ni ceux de la liberté. Tandis que le monde entre à pleines voiles dans la voie du libre échange, nous ne pouvons faire pour nos colonies une exception qui serait un arrêt de mort. Si la liberté du commerce est bonne pour la France, elle est bonne aussi pour ses colonies. Nous pouvons douter de l’efficacité du remède, et regarder les Antilles françaises comme incapables de guérison ; mais nous n’avons pas le droit de les tenir à la chaîne lorsque nous brisons nos propres entraves.

Le temps passait pendant que nous devisions de la sorte, et la pluie avait cessé de tomber. Je vis avec frayeur que l’heure fatale