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qui ressemblent à des baguettes de bois. Le service était fait par un vieux nègre en cheveux gris, borgne et boiteux. Çà et là, sur les banquettes, traînait un vieux journal français déchiré. Cet air de dénûment et d’abandon peignait bien la vie monotone et vide des habitans forcés de cette pauvre capitale. Les familles riches ou aisées de la colonie vivent sur leurs terres, à la campagne, ou bien dans la ville de Saint-Pierre, au centre d’un petit mouvement commercial qui va s’éteignant chaque jour. Quant à ce village de Fort-de-France, quoiqu’on en ait fait la résidence du gouverneur de l’île, il n’a pour habitans que des nègres, des soldats, des marins et des fonctionnaires attachés au gouvernement. Ils vivent dans une oisiveté profonde et ne songent guère qu’à tuer le temps. Que voulez-vous qu’ils deviennent, sans distractions, sans spectacles, sans émotions d’aucun genre, sous un climat paresseux qui ne permet ni les exercices violens, ni l’étude ? Le plaisir est leur seule ressource, et ils finissent par ne plus vivre que pour le plaisir. Les plus intelligens laissent leur esprit s’endormir dans les amusemens faciles. — Nos Français sont d’ailleurs les hommes les plus impropres du monde à résister à cette influence énervante de la vie de garnison. Un officier anglais, plutôt que de ne rien faire, lirait et relirait dix fois de suite son Shakspeare et son Byron ; un Français fume, boit de l’absinthe et courtise les femmes, qui dans ce pays-ci ne sont pas cruelles. On dit même qu’elles se tiennent pour très honorées de la poursuite d’un Français.

C’est le lendemain seulement que je pus me rendre compte de l’aspect de la ville. Elle est située dans une plaine, entre la mer et une jolie rivière qui descend des montagnes. Le fort est sur une presqu’île étroite qui enferme un petit port d’accès assez difficile. Le long du port, il y a une promenade plantée d’arbres où je remarque des ceibas, des jujubiers et plusieurs espèces de feuillages fins et légers qui ressemblent à ces arbres gracieux des forêts australiennes que nous cultivons dans nos serres. De l’autre côté s’étend une grande plage ouverte où les vagues viennent battre le pied des maisons. La ville est rustiquement bâtie, et la crainte des tremblemens de terre, qui sont fréquens à la Martinique, empêche de construire autre chose que de pauvres masures de bois et de plâtre. Toutes les rues sont bien alignées et arrosées par des ruisseaux d’eau courante qui entretiennent partout la fraîcheur et la propreté. Ces eaux, amenées directement de la montagne, sont si abondantes qu’il y a presque dans chaque maison des bassins et des fontaines. — La population se compose de nègres et de négresses, qui vont pieds nus, en chapeau de paille ou en turban d’indienne, de mulâtres habillés de blanc à l’européenne, et d’un