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épars dans la rade avaient l’air de la flottille du roi de Lilliput., — Une heure après, une troupe d’habits bleus et de pantalons rouges envahit l’hôtel Lassus. Je les montrai avec orgueil à mon ami W…, qui, accoutumé à la simplicité américaine, resta stupéfait de ces couleurs voyantes et de ce luxe de broderies d’or ; les brandebourgs de l’uniforme des chasseurs d’Afrique excitèrent surtout son admiration.

Mon premier mouvement fut de courir à bord. J’étais impatient de fouler, sinon la terre française, au moins le plancher d’un vaisseau français. Mon ami le négrier voulut bien m’emmener dans sa yole, maniée par quatre rameurs vigoureux. Jamais je n’ai vu de figures aussi patibulaires que celles de ces quatre forbans demi-nus. L’un d’eux surtout, un Italien de taille gigantesque, noir, maigre, osseux, la tête couverte d’un vieux béret de laine, à peine vêtu d’une chemise déguenillée et d’un pantalon en lambeaux, avec un grand nez crochu, des yeux fauves, une barbe hérissée, une crinière inculte, avait la mine de bandit la plus féroce et la plus redoutable qui se puisse concevoir. Ses voisins étaient un Irlandais aux cheveux rouges, coiffé d’un mauvais chapeau de paille troué, et un nègre athlétique, aux dents aiguës comme celles d’un tigre, d’une physionomie horriblement bestiale. — Rien ne ressemble plus à l’équipage d’un pirate que celui d’un négrier. Il y a là des Anglais, des Espagnols, des Suédois, des Grecs, des Américains du nord et du sud, mais pas un seul Français, sauf le capitaine. Ce troupeau de bêtes sauvages ne peut être dompté que par une volonté de fer. Quand le capitaine amène à son bord des visiteurs étrangers, il leur recommande expressément de ne pas montrer d’argent à ses hommes. Lui-même il est toujours armé jusqu’aux dents, et décidé, s’il le faut, à vendre chèrement sa vie.

Le soir, après la musique, nous allâmes flâner au bord de la mer. La ville était déjà à moitié endormie, et quelques barques attendaient seules les passagers restés à terre. Le capitaine, qui était tout joyeux, regarda sa montre, et nous dit qu’il voulait nous offrir à boire avant de nous dire adieu, et de se rendre lui-même à certain rendez-vous. Nous frappâmes aux volets fermés d’un cabaret où brillait encore une lumière, et nous nous fîmes apporter quelques verres d’une de ces boissons épicées qui sont le régal favori des créoles. Jamais il n’avait régné entre nous tant d’expansion et de cordialité. Nous nous mîmes à causer librement, et à nous communiquer nos impressions sur nos voisins de l’hôtel. Nous avions vu plusieurs fois notre ami le capitaine en conférence intime avec l’homme au nez rouge et à la cravate blanche, et nous pensions bien qu’il en savait plus long que nous : nous ne nous trompions