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qui les entoure, incontestablement à la tête de la société du pays. Ils appartiennent à une famille d’origine anglaise, mais en réalité cosmopolite. J’allai chez eux avant-hier, sans autre pensée que d’y prendre de l’argent. Grande et agréable fut donc ma surprise en me voyant traité dès le premier jour comme un hôte et comme un ami.

Pour commencer, M. Thomas B… m’a emmené passer la journée d’hier à la campagne. Dès cinq heures du matin, nous montions, à la nuit noire, dans le chemin de fer de Sabanilla. Quand le jour se leva, nous avions perdu de vue le golfe et la ville. Nous cheminions dans des vallées sauvages, à travers des forêts presque calcinées par la terrible sécheresse des derniers mois, car il n’a pas plu dans tout le pays depuis l’année dernière, et les ruisseaux sont presque taris. Cependant les ombres et les vapeurs du matin donnaient une fraîcheur délicieuse aux flancs bruns et brûlés des montagnes. Au fond de la vallée, une rivière lente et tortueuse, où l’eau séjourne encore dans les creux abrités, serpente entre deux bordures de gros arbres aux troncs gigantesques. Partout les peuplades animées des cocotiers et des palmistes se dressent sur la pente des ravines et balancent leurs plumes légères à la brise qui descend de la montagne. Ces beaux arbres ont l’air de créatures intelligentes et de personnes humaines. Les unes se laissent ébouriffer par le vent qui souffle dans leurs crinières touffues ; les autres se balancent seulement avec des courbes gracieuses, mais un peu raides, comme ces houppes de plumes d’aigle dont se coiffent les guerriers sauvages. Les uns sont plus courts, plus trapus et plus robustes ; les autres, plus élancés et plus grêles, s’élèvent presque à la hauteur des viaducs sur lesquels nous franchissons les vallées.

Le chemin de fer de Sabanilla s’élève de 500 mètres dans un trajet de quelques lieues. La construction en est à la fois primitive et hardie. Il chemine sur de hautes charpentes à claire-voie, qui décrivent des courbes vertigineuses. A côté subsiste la vieille route, fréquentée encore par de longs trains de mules, qui s’en vont une à une, attachées par la queue, en faisant sonner leurs clochettes de cuivre. La chaîne de montagnes que nous avons à franchir forme comme une ceinture percée de ravins autour du grand plateau intérieur. Les vallées se resserrent à mesure que nous avançons. Déjà nous avons passé la zone desséchée qui avoisine la mer, et nous retrouvons dans ces profondes vallées toute la fraîche verdure de l’automne. Les lianes seules laissent pendre tristement leurs sarmens brûlés aux branches des arbres encore pleins de verdeur et de sève. les croupes molles de la montagne se revêtent d’une fine et épaisse toison végétale, véritable chevelure de bambous, de palmiers, d’orangers sauvages, tachetée par les masses noires ou rougeâtres