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le marchand de poissons ambulant, qui vient, portant sur l’épaule sa grande gaule où se balance une frange soyeuse de poissons roses, lilas et dorés, avec deux gros homards cuirassés de rouge pendus aux deux bouts comme des glands de velours. Ils s’adressent à Jean, le garçon de l’auberge, un Français qui a fini par oublier sa langue natale sans pouvoir apprendre celle du pays. Le pauvre garçon, qui est un peu sourd, ne peut les comprendre et continue son service avec un air de dogue ; mais ils trouvent à qui parler quand la Bordelaise, Mme Lassus, notre excellente et active hôtesse, vient au secours de son serviteur empêtré. C’est elle qui est le seigneur et maître : elle pousse les domestiques, gourmande les enfans, reçoit les étrangers, baragouine l’anglais, fait pleuvoir une grêle de français et d’espagnol du haut de sa voix bordelaise, au milieu d’une charretée de marmots qui grouillent et piaillent autour d’elle ; enfin elle conduit l’hôtel à la baguette. Quant à Lassus lui-même, c’est un grave personnage aux joues rebondies, à la tête haute, qui va à l’opéra, parle politique et raconte ses aventures du grand monde. Il ne préside qu’au département de la cuisine, et seulement à l’heure des repas. Le reste du temps, il se promène de long en large en veste blanche, avec une tranquillité superbe et une dignité royale ; ce qui ne l’empêche pas d’être le plus prévenant et le meilleur dès hommes. Il paraît d’ailleurs très satisfait des loisirs que lui procure sa royauté constitutionnelle : c’est lui qui représente, et c’est la Bordelaise qui agit.

Le dîner, qui est fort joyeux, fait honneur à la cuisine française. C’est notre hôte qui préside lui-même, suivant les coutumes d’autrefois ; assis au bout de la table avec une majesté toute patriarcale, il fait placer auprès de lui les dames étrangères et les convives les plus conséquens. De temps en temps, il se lève pour aller goûter la sauce ou surveiller le rôt. La vaisselle tinte, la répétition de l’opéra voisin nous envoie, ses accords cuivreux. L’italien, l’anglais, l’allemand, l’espagnol, toutes les langues sont parlées à notre table, et font une cacophonie singulière au milieu de laquelle cependant le français domine. J’y trouve un souvenir et comme un avant-goût de la patrie.

17 mars.

Une extrême fatigue et un grand malaise m’enferment aujourd’hui chez moi. J’ai tout le temps de vous raconter l’accueil excellent et inattendu que j’ai trouvé dans une famille à laquelle je n’apportais que la lettre de recommandation banale de mon banquier de la Havane. MM. B…, — c’est le nom de mes nouveaux protecteurs, — sont, par leur position financière et par l’universelle considération