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proscription dont le nom français a été longtemps frappé dans l’île, c’est presque autant une ville française qu’une ville espagnole. La population est restée mêlée, notre langue est comprise de tout le monde, sauf de quelques nouveaux colons espagnols obstinés à ne pas l’apprendre, et le bas peuple, c’est-à-dire les nègres, ne parle guère que cette langue créole enfantine et douce qui est du français dégénéré.

Santiago, qui compte plus de 20,000 âmes, n’a pourtant pas l’air d’une grande ville ; elle est toute en montées et en descentes, et les pluies de l’été doivent former de furieux torrens dans les rues. Le quartier voisin du port est occupé par les magasins et les maisons de commerce : ce sont d’assez grands édifices à deux étages, entourés de vastes galeries en bois peintes de couleurs vives, la plupart dans un triste état de délabrement et de saleté. Plus haut, sur la colline, dans les rues aristocratiques, les maisons ont de grandes portes cochères et des balcons de fer. La plupart des habitations sont bâties en biais sur la pente et s’échelonnent le long des rues comme les marches d’un escalier ; chacune est ornée sur le devant d’une terrasse en maçonnerie qui sert à la fois de balcon, de vestibule et de corridor. Ces terrasses sont pavées en brique rouge ou en faïence de couleur et abritées par de grands auvens portés sur des piliers de bois. Des rideaux ou des tentes de cotonnades rayées pendent souvent entre les colonnes. Vers le milieu de la ville, une cathédrale assez belle s’élève au bout de la place d’Armes sur de grandes terrasses où l’on monte par des escaliers de pierre ; mais c’est le grand marché qui est le plus curieux édifice et la plus agréable promenade de la ville. Il est situé sur une large et haute terrasse, semblable à un gros bastion carré ; d’un côté, il se relie de plain-pied à la colline, et on l’aborde de l’autre par de grands escaliers de pierre d’une construction monumentale. La ruelle qui passe derrière le marché présente tous les matins le spectacle le plus animé : des charrettes attelées de bœufs ou de mules, dès troupes d’ânes grotesquement bâtés, des cavaliers en grands chapeaux de paille sur de petits chevaux nerveux se fraient à grand’peine un passage au milieu d’une population remuante de nègres et de gens de couleur. Des portefaix vigoureux vont et viennent avec des tonneaux, des paniers, des outres de peau de chèvre., des cages pleines de poulets. Les négresses, drapées de colonnades légères et de mouchoirs éclatans, se pressent et se croisent en tumulte, balançant sur leur tête le panier de fruits ou de légumes qu’elles soutiennent quelquefois de leur bras arrondi comme l’anse d’une amphore. Les unes courent dans la foule sous leurs fardeaux en équilibre avec une souplesse de chat sauvage ; les autres