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viennent sur une barque branlante dans l’espoir d’attirer à terre quelques passagers désœuvrés. Découragés d’attendre, ils vont enfin remettre au large ; les lames bondissent, le vent secoue leur frêle embarcation. Grands et petits saisissent les rames, se jettent au gouvernail, s’acharnent contre les vagues. Leurs blondes têtes échevelées, leurs haillons flottans, leurs mains frémissantes, leurs avirons qui font jaillir l’écume, tout s’agite à la fois dans une confusion charmante. La nacelle rebondit et se tord sur la vague ; l’horizon maritime allonge ses bandes bleues et vertes au fond de ce vif et gracieux tableau….

Cette navigation est d’un ennui lamentable. Nous marchons à peine pendant huit heures par jour, et le reste du temps nous faisons escale dans quelque port perdu, souvent à 500 mètres du rivage, de façon que nous n’avons même pas la ressource de tuer le temps en nous promenant sur le plancher des vaches. L’allure du bœuf, cet agent de la locomotion primitive, semble imitée, ici par ses successeurs modernes, les bateaux à vapeur et les chemins de fer. Avec un peu d’activité américaine, tout le service de Batabano à Cuba pourrait se faire sur un seul bateau, au lieu de deux qu’on y emploie ; mais la lenteur est pour les créoles une loi de nature. On dirait qu’ils trouvent la vie trop longue, et qu’ils ont besoin de la perdre en s’endormant, comme le lièvre de la fable, à tous les détours du chemin.

Santiago de Cuba, 15 mars.

Je renais aujourd’hui d’une éclipse de vingt-quatre heures, durant laquelle mon existence a été littéralement suspendue. Le bateau n’est pas seulement lent, étroit et incommode : il ne peut même pas tenir la mer. Pour une petite brise qui soulève quelques lames, pour la houle ordinaire d’une mer ouverte, il danse, plonge, roule, exécute mille évolutions fantastiques, et à chaque vague qui l’arrête retombe lourdement, comme si la machine épuisée refusait de le porter plus loin.

Revenons donc en arrière. Nous arrivons, avant hier, à midi, à Manzanillo ; nous avons chaud et soif. Point d’oranges sur les étalages ; bien que dans les vergers d’alentour, quelques arbres portent la pomme dorée, on ne trouve à vendre chez les marchands de fruits que des avortons aigres, secs et durs. En revanche, on m’offre des cocos : j’en fais ouvrir un à coups de hache, et je me rafraîchis tant bien que mal avec cette fade tisane. Manzanillo est une ville pauvre ; ses rues sans pavés, ses maisons basses et délabrées, ont un air de sommeil, d’incurie et de mort. On n’y rencontre que des faces noires ou jaunes, le blanc pur y est presque inconnu. De temps à autre, un