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main la pinte vide qui allait me servir de projectile, j’hésitais encore… J’hésitais, et il m’avait pris une sorte de tremblement… Bah ! la couverture, les draps étaient en charpie ; on aurait trop ri de moi, si j’avais laissé la besogne à moitié faite. Je lançai le vase que je tenais, et au moment où la vitre volait en miettes, je poussai un cri à réveiller les morts…

Je passe la scène qui suivit, l’horrible lutte de cette femme, jeune et robuste, avec les gardiens accourus pour la saisir. Un quart d’heure après, elle était au fond de la dark-cell. — Au moment où je commençais à battre la porte des pieds et des poings, me disait-elle encore, je faillis tomber morte de peur. Du sein des ténèbres, une voix rauque arriva jusqu’à moi : — Bravo, Cameron ! .. A votre tour, ma petite… Mais je ne vous croyais pas des nôtres… Allez toujours !… criez de plus belle !… Je suis à bout, moi… J’ai crié toute la nuit dernière… Et justement notre scie[1], cette abominable miss Baly, couche au-dessus de nos têtes !… Hardi, Jane, empêchez qu’elle ne dorme !…

Jusque-là, tout allait au mieux pour Cameron. La dark-cell lui offrait, au lieu de solitude, une compagne, une occasion de causer librement, loin de toute surveillance ; mettre en commun les souvenirs du passé, conclure pour le présent une sorte d’alliance, pour l’avenir échanger mille projets, rêver mille combinaisons, dont aucune certainement ne se réalisera jamais, telle est invariablement en pareil cas l’occupation favorite de nos femmes ; mais on ne laissa pas celles-ci jouir longtemps de ces privilèges mal acquis, dus à l’encombrement des chambres noires. Aussitôt que possible, on transféra Cameron dans un cachot devenu libre, et là pour la première fois elle apprit à regretter de s’être mise en état d’insurrection. Elle est à la fois très nerveuse et très superstitieuse. La réaction se fit donc assez promptement, et au premier enthousiasme succéda ce qu’elle désigne elle-même par le mot « d’horreurs : » ce sont ces formes hideuses dont l’imagination peuple l’épaisseur des ténèbres, ces ailes froides qui battent l’air obscur, ces reptiles visqueux qu’on croit entendre ramper autour de soi. — J’en étais là, dit-elle, quand un rayon de lumière descendit sur moi. On avait soulevé le battant matelassé qui recouvre la trappe. Je reconnus derrière les barreaux le visage de notre matrone, et, ma foi, je n’eus pas honte de lui demander quelque chose à faire… Dans l’obscurité, vous savez, on n’a pas le choix des besognes ; mais enfin on peut éplucher de l’étoupe sans y voir le moins du monde.

  1. The screw, mot à mot, l’écrou, la vis de pression. Ce mot nous semble devoir être rendu en français par son équivalent le plus usité. C’est la surveillante du ward qui se trouve ainsi désignée.