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qui passent leur temps à se quereller avec la destinée, et que la misère conduit par degré à l’irrémédiable impuissance avant de les pousser jusqu’à la mort. La vérité est que, si on ne sait pas comment ils vivent, on sait encore moins comment ils finissent. Ils s’éclipsent, ils disparaissent. « Un soir, dans une brasserie, un ami dira à travers la table : — Vous savez, un tel ? il est mort. — Tiens ! pauvre diable, il était drôle. » L’un se tue dans un bouge un jour où il ne sait plus de quel côté se tourner ; l’autre expire dans un hôpital, laissant dans la poche de son habit « une pipe à moitié bourrée, un drame à moitié fini, quelque manuscrit au fond d’une malle dans un hôtel garni, d’où il est parti sans payer. » Il en est, et ce sont les plus heureux, qu’on retrouve après des années achevant de vivre d’une petite place dans un petit collège, ou d’un dernier morceau d’héritage miraculeusement sauvé au fond d’une province. Notre temps est semé de ces naufrages qui ont fait dire : « Un homme à la mer ! »

Nous voici un peu loin de la poétique et joviale bohème ; celle-ci est plus vraie, et M. Jules Vallès la peint avec un certain feu, avec un sentiment âpre et pourtant impartial de la réalité, avec une précision de détails qui fait ressembler ses études à une dissection anatomique. Je ne sais pourquoi seulement M. Jules Vallès a cru devoir placer Gustave Planche dans cette bizarre compagnie, même en l’appelant un réfractaire illustre. Il parle passablement à la légère, quoique avec une intention évidente de sympathie, de celui qui a été pour nous un ami et un collaborateur toujours regretté. Gustave Planche était pauvre, il avait ses faiblesses ; il ne se rattachait ni par sa nature, ni par ses goûts, ni par ses habitudes d’intelligence à cette légion bariolée des irréguliers de la vie. S’il a été un bohème, il a été à coup sûr le seul de son espèce, et s’il a été vaincu par la mort, il n’a été vaincu que par elle ; son esprit est resté entier jusqu’au bout. Sa mémoire est celle d’un homme qui a été peut-être un solitaire, mais qui n’avait rien de l’homme en guerre avec la destinée, et qui a laissé un vide dans les lettres contemporaines. Ce livre des Réfractaires n’est pas moins curieux malgré les incohérences et les prétentions dont il abonde ; mais voilà le malheur ! M. Jules Vallès a cru trop aisément qu’il pouvait ajouter chaque jour un chapitre à cette triste épopée. Il abuse vraiment de son idée, et il finit par tomber dans la description de toute sorte de médiocres irréguliers et de peu intéressans excentriques. C’est par là que la Rue tombe au-dessous des Réfractaires. Vous voyez défiler dans ce livre toute la procession des déclassés, boxeurs, chanteurs ambulans, colosses de tréteaux, l’homme-orange, la femme à barbe, le grimacier, sans compter la Vénus au râble et bien d’autres. Je ne dispute pas à ces personnages délabrés leurs droits de citoyens dans le royaume de l’excentricité et de la misère ; la galerie est seulement par trop longue, et ils finissent par être d’un médiocre intérêt. La monotonie, sans parler des incorrections croissantes de langue, c’est le faible du livre de la Rue et de M. Jules Vallès dans ces photographies du monde des déclassés. Et n’est-ce pas le défaut