Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/76

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
III

Millbank, novembre 1857.

Plusieurs mois écoulés ne m’ont pas enhardie, bien au contraire. Les détails de l’existence routinière que je mène parmi des êtres vulgaires pour la plupart n’ont rien, ce me semble, qui puisse captiver à si longue distance un esprit comme le vôtre. Si vous étiez ici, j’ai confiance que vous vous intéresseriez à ce que devient Jane Cameron. Je tâcherai donc de me faire illusion et de vous supposer à côté de moi, pour trouver dans cette erreur volontaire le courage de continuer ma pénible tâche, compliquée de maint et maint déboire. Si vous m’interrogiez en effet, je n’aurais rien de très favorable à vous répondre. Par suite de deux breaks consécutifs à quelques semaines d’intervalle, Jane est à l’infirmerie, où sans faire semblant de rien, sans laisser voir à qui que ce soit la sincère compassion qu’elle m’inspire, j’ai déjà pu la visiter plus d’une fois.

Le malheur de cette enfant (moins par l’âge que par le développement de sa raison) est d’être tombée en mauvaises mains. A cet égard, il faut s’entendre : la matrone de son ward est une des plus estimables personnes que je connaisse et des plus exclusivement acquises à l’accomplissement de leur devoir ; mais elle est d’autre part trop entière, trop rectiligne, trop systématique, pour comprendre les ménagemens, les concessions que réclament certains naturels inconstans, mobiles, passionnés, qui se refusent à la discipline moins à cause de sa rigueur que parce qu’elle comprime, très inutilement à mon sens, tout ce qu’elles ont de volonté primesautière et de fantaisies simplement illogiques. J’ai entrepris cette dame, à diverses fois et sans me livrer, au sujet de votre compatriote, dont il me semble qu’elle méconnaît le vrai caractère et dont elle désespère absolument, sans vouloir se rendre compte des maladresses par lesquelles sont quelquefois provoqués les éclats de cette humeur indomptable. Passant d’un extrême à l’autre, tantôt Jane se regarde comme définitivement perdue, tantôt elle réclame le bénéfice d’une conversion complète, dont elle est bien loin d’avoir donné les gages. Tout ce qui indique la moindre méfiance, tout ce qu’elle peut croire un signe de mépris l’exaspère comme si elle avait totalement oublié ce qu’elle est, le lieu qu’elle habite, la condamnation dont elle est frappée. Le motif de ses dernières révoltes est vraiment curieux. Classée parmi les prisonnières les moins dignes d’une faveur quelconque, elle aspirait naïvement à l’emploi